Grand Théâtre de Provence, 15 juillet
Don Giovanni fut, grâce à la production de Jean Meyer et Cassandre, le marqueur de la réussite du Festival d’Aix, de 1949 à 1972. Il semble ne plus lui réussir depuis, hors sa mise à nu par Peter Brook en 1998, et la remise en question de la lettre de son texte même par Dmitri Tcherniakov en 2010, ce qui est devenu la règle depuis. L’association de Sir Simon Rattle – qu’on n’a guère entendu dans Mozart depuis Glyndebourne dans les années 1990 – à Robert Icke, coqueluche du théâtre britannique que Pierre Audi voulait voir aborder enfin sa première mise en scène lyrique, intriguait. Résultat, une vraie bronca le soir de la première, une réception sage pour cette quatrième représentation, face à un Don Giovanni qui met trois heures à mourir.
Icke pose une question pertinente : que signifie aujourd’hui « être précipité aux Enfers », quand personne ne croit plus en ce lieu de punition ? Réponse : vivre ce qu’il reste de vie avant le néant de la conscience. Avant l’Ouverture, le rideau s’est ouvert sur un vieil homme écoutant un enregistrement orchestral nasillard de la scène du cimetière. Soudain, il s’effondre, victime d’une crise cardiaque. Quand le rideau se rouvre, c’est un homme jeune, sémillant, vêtu d’un survêtement immaculé, qui se relève, pour vivre – remémoration, fantasme ? – le dernier jour prêté au séducteur, dont le sang qui tache peu à peu sa poitrine dit le temps et la vie qui passent, inexorablement. Fut-il Don Giovanni ou le Commandeur, ou les deux à la fois ? La question restera ouverte, tandis que passe et repasse le second – fantasmé ou agonisant – qui dominera la fin de sa colère gigantesque. Retrouvailles avec soi-même alors ?
Le récit restera labyrinthique, au sens figuré, car rien ne sera explicite, comme au sens propre, car le décor de poteaux/poutres n’aura pour fonction que de créer une boîte théâtrale transformable. Escaliers, espaces vides, d’une noirceur totale, hors les projections sur des gazes mobiles, des personnages, des visages, des lieux référents : un salon à filles, un couloir d’hôpital, la chambre où le mourant rendra le soupir ultime, quand le cœur dont le rythme – et l’image – aura scandé la représentation se sera tu. Pas de flammes, pas d’Enfers béants, une fin de vie, avec son bilan, sa douleur, c’est tout.
Des fulgurances, certes (la direction d’acteurs est éclatante), mais des moments un peu plats, faciles même. Et rien de giocoso. Mais ce fouillis interpelle. Et l’agacement se transforme peu à peu en réflexion, dont on ne sort pas indemne, mais déçu d’un travail qui a d’abord semblé inachevé… et qui a continué à tarauder la mémoire. Par la multiplicité de ses ouvertures à… quoi au fait ?
À pareils éclats, il eût fallu le soutien échevelé d’une lecture orchestrale tellurique. Ce que fait Sir Simon avec son merveilleux Orchestre Symphonique de la Radio Bavaroise est splendide : détail façonné façon artisanat, mais respiration d’ensemble saisissante, plénitude du son mais aération de sa matière façon baroque ; c’est trop beau pour la lente agonie vécue sur scène. Au moins les deux fins d’acte, tempétueuses, s’opposent-elles à l’épuisement des êtres qui vient, comme des désirs de vie face à la terrible lucidité du plateau.
L’équipe vocale joue évidemment le jeu, même si elle n’est pas totalement homogène. La trop honnête Anna de Golda Schultz paraît bien pâle face à l’Elvira de Magdalena Kožená, voix en déclin, présence de feu. Commandeur âgé de timbre, vibrant d’émission, vorace presque de Clive Bayley ; Ottavio d’Amitai Pati, petite projection, mais ligne palpitante ; Zerline charnue de Madison Nonoa ; Masetto supérieur de Pavel Horodyski ; Leporello basse de Krzysztof Bączyk, excellent même s’il n’est pas trogne. Reste Andrè Schuen, merveille de sensibilité, de timbre qui pâlit au lent déclin des forces qui le quittent : pas d’excès de brillant au « Champagne », pas de charme fou à la « Sérénade » : avec lui, Don Giovanni déjà absent s’éteint peu à peu, en grand artiste. Nous laissant plus de questions que de réponses.
PIERRE FLINOIS
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