Staatsoper, 14 avril
Après L’incoronazione di Poppea, ouvrage présenté en 2021, dans le spectacle de Jan Lauwers, créé au Festival de Salzbourg, trois ans plus tôt, et L’Orfeo coloré, mais sans grand ressort, signé Tom Morris, la saison passée (voir O. M. n° 185 p. 79 de septembre 2022), c’est avec une production disparate d’Il ritorno d’Ulisse in patria que le Staatsoper de Vienne clôt la première « trilogie montéverdienne » de son histoire.
Il faut, malheureusement, commencer par incriminer la mise en scène de Jossi Wieler et Sergio Morabito. Et peut-être, plus encore, le bric-à-brac posé sur tournette, censé tenir lieu de décor, dont un entretien du duo de maîtres d’œuvre indique, dans le programme de salle, qu’il a été inspiré à Anna Viebrock par une installation du plasticien allemand Martin Kippenberger (1953-1997) – ce qui rend les intentions esthétiques de l’une, et dramaturgiques des autres, plus énigmatiques encore…
Au centre trône le métier à tisser de Penelope, sur lequel est projeté, en continu, un montage d’images de la grand-mère des frères Manaki, pionniers du cinéma actifs dans les Balkans, en train de filer la laine – information, elle aussi, pourvue par l’entretien précité. À cette contribution vidéo de Tobias Dusche s’ajoutent quelques plans de ciel, parfois traversés par un avion de ligne, animant la grande voile accrochée à la partie supérieure du plateau.
C’est que les dieux, grimés en bleu, pour les différencier, sans doute, des simples mortels, observent ceux-ci, confortablement installés dans des fauteuils de classe affaire. À jardin, des tables et des chaises figurent une taverne, tenue par Eumete, qui n’est donc plus berger que métaphoriquement, puisqu’il accueille – ou cherche à se débarrasser d’Iro, parasite glouton, et donc mouton noir ? – les tristes représentants de l’« umana fragilità ».
Ulisse, après avoir tué les prétendants, dissimulera son visage derrière un masque tragique, pour ne pas se faire reconnaître, encore, de son épouse, qui consentira enfin à retirer ses lunettes de soleil, au moment ultime des retrouvailles.
Certes, l’action s’avère moins diluée que la scénographie ne l’avait laissé craindre, les personnages sont dessinés avec suffisamment de netteté, et l’ironie ne fait pas défaut, mais l’ensemble suscite une certaine indifférence, que n’atténue pas une distribution bancale.
S’y distinguent d’abord les ténors, encore que le très impersonnel Josh Lovell eût été avantageusement remplacé, en Telemaco, par Hiroshi Amako, qui assume avec éloquence la fusion entre Eurimaco et Anfinomo, prétendant de Penelope dès lors engagé dans un jeu cruel envers Melanto (Daria Sushkova, soprano corsé, mais dépourvu de jeunesse). Si Daniel Jenz tient son rang en Giove, l’émission souple et haut perchée de Katleho Mokhoabane confère à Pisandro un charme inattendu. Et tandis que Robert Bartneck fait un Eumete d’une touchante simplicité, Jörg Schneider pousse l’ambiguïté comique jusqu’aux larmes, dans le monologue d’Iro.
Helene Schneiderman trouve, elle aussi, la plus juste émotion lorsqu’Ericlea révèle enfin l’identité d’Ulisse, qu’elle avait dès longtemps reconnu. Giunone pulpeuse d’Anna Bondarenko, Minerva élancée d’Isabel Signoret, Nettuno au grain noir et latin, mais insuffisamment projeté, d’Andrea Mastroni, les dieux remplissent leur office, sans rien de marquant, ni de déshonorant.
Les protagonistes laissent, en revanche, dubitatif, jusqu’à un duo final où leurs musicalités entrent en délicate résonance. Pilier de cette « trilogie montéverdienne », où elle fut d’abord Nerone (L’incoronazione di Poppea), avant de personnifier, tour à tour, La Musica et Speranza (L’Orfeo), Kate Lindsey est curieusement distribuée en Penelope, qui appelle une voix au centre de gravité plus bas que ne l’est celui de son mezzo clair, flirtant avec le soprano. « Di misera regina » ne dissipe pas un instant le malaise d’un instrument cantonné dans un registre de poitrine plutôt sourd, qui l’empêche de colorer le recitar cantando autrement qu’en basculant dans un expressionnisme trop univoque pour tenir la longue distance du rôle.
Quant à Georg Nigl, Orfeo plus que problématique, en juin dernier, il souffre, en Ulisse, des mêmes carences – dues aux raideurs cumulées de l’italien et d’une émission que la tessiture le pousse à forcer –, accentuées par sa tendance à surjouer, presque de bout en bout, le vieillard irascible sous l’apparence duquel le héros se présente à Ithaque.
Parant une partition destinée à l’effectif étique qu’autorisaient l’espace, et l’économie des théâtres publics vénitiens, de l’instrumentarium luxuriant déployé dans les opéras de cour – celui de L’Orfeo, en vérité –, Pablo Heras-Casado et l’ensemble Concentus Musicus Wien sauvent ce Ritorno d’Ulisse menacé par l’aridité de la scène et du chant, en alliant la liberté du geste à une ductile virtuosité.
MEHDI MAHDAVI