À l’occasion du centenaire de la naissance de Dietrich Fischer-Dieskau (28 mai 2025), Warner a choisi de célébrer son apport historique au domaine du Lied, en publiant la totalité de son vertigineux legs discographique de mélodiste pour les labels du groupe.
Le coffret couvre toute la carrière de l’illustre baryton – hormis le tout début (1948-1950) –, les gravures tardives (1986-1992) pour Teldec complétant celles effectuées entre 1951 et 1984 pour EMI.
Aucun inédit, mais un programme Brahms de 1957 avec Karl Engel, et un Schumann de 1964 (dont l’op. 39) avec Gerald Moore n’avaient pas été reportés en CD, et plusieurs autres n’étaient pas régulièrement disponibles. Les disques sont présentés selon l’ordre chronologique des compositeurs, dans des étuis tantôt reproduisant les pochettes d’époque, tantôt s’en inspirant pour de commodes compilations. Il s’agit en quasi totalité d’enregistrements de studio. Parmi les quelques live, pour la plupart bien connus, on signalera le plus rare récital londonien de 1969 avec Janet Baker, et Daniel Barenboim au piano.
Cette somme souligne l’étendue d’un répertoire à la mesure de la curiosité et des exceptionnelles capacités d’assimilation de partitions nouvelles du chanteur. Le Lied romantique et postromantique, de Schubert (pas moins de 12 CD !), Loewe, Schumann ou Brahms à Wolf, Strauss et Pfitzner, en constitue naturellement le cœur. Mais les classiques, Mozart, Haydn et surtout Beethoven, sont bien présents. La place du domaine moderne et contemporain, enfin, impressionne, sans exclusive d’écoles, de Schoenberg et Berg à Aribert Reimann, en passant par Othmar Schoeck, Hanns Eisler, Chostakovitch, Wolfgang Fortner ou Hermann Reutter. Notons que quelques-uns de ces compositeurs, à l’instar de Reutter et Reimann, figurent aussi dans le coffret en tant que pianistes.
Autre fait remarquable, la mise en lumière, pour chaque époque, de musiciens moins connus, tels Peter Cornelius ou Robert Franz pour le romantisme, Siegfried Matthus ou Mark Lothar pour le XXe siècle. Le répertoire avec orchestre est représenté, Mahler en particulier. Aux marges, les disques de mélodie anglaise (Haydn, Beethoven) et française surtout, confirment combien, hors de la langue allemande, DFD était moins exceptionnel.
L’ensemble permet de l’entendre dans les mêmes œuvres à différents stades de son long parcours, et avec des partenaires différents : deux Winterreise avec Moore (1955 et 1962), mais l’op. 24 de Schumann avec Hertha Klust (1954) et Hartmut Höll (1992), Die schöne Magelone de Brahms avec Moore (1964) et Richter (1970)… Sa manière a connu tant d’évolutions à l’intérieur de son « naturel » fait de liberté fondée sur la rigueur, entre extrême simplicité et approche plus intellectualisée, qu’on peut s’offrir le luxe de moins goûter telle ou telle période – les Brahms trop démonstratifs avec Wolfgang Sawallisch en 1973 par exemple. Car le renouvellement de ses lectures auprès de pianistes différents est un aspect majeur de sa démarche, même si Moore est de loin le plus présent.
Enfin, bien sûr, il est passionnant de suivre l’évolution de la voix elle-même. Réentendre le velours un peu sombre, le grain, le frémissement du Dieskau de 25 ans ; retrouver la voix des années 1980, asséchée et moins précise, pourtant capable encore non seulement d’éloquence, mais aussi de miracles de cantabile et de couleurs. Entre les deux, la plénitude apollinienne d’un instrument au mélange unique de moelleux et de brillant, avec son modelé, son legato incomparables, sa gamme dynamique phénoménale, et sa capacité légendaire de mixage dans l’aigu.
Car, si Fischer-Dieskau est sans équivalent dans l’histoire du chant, et tout particulièrement dans le Lied – art par nature littéraire –, c’est que nul n’a porté à ce niveau, et surtout entretenu si longtemps, l’équilibre entre mot, idée et beauté sonore. Christa Ludwig rappelait que, dans l’Allemagne en ruines de l’après-guerre, on allait aux récitals de Fischer-Dieskau comme à l’église, en quête, par cette beauté, d’une forme de rédemption de la culture germanique à travers le Lied.
THIERRY GUYENNE
1 coffret de 79 CD Warner 5021732475459