Salle Favart, 10 décembre
La Petite Boutique des horreurs (The Little Shop of Horrors) est apparue, en 1960, sous la forme d‘une série B américaine, réalisée par Roger Corman : le grand spécialiste du film d’épouvante, se moquant du genre et de lui-même, n’avait, disait-on, passé que deux jours sur le tournage ! Dans un petit rôle, on remarquait un débutant nommé Jack Nicholson.
En 1982, Alan Menken – pour la musique– et Howard Ashman – pour les « lyrics »– eurent l’idée de reprendre intrigue et personnages dans une comédie musicale, Little Shop of Horrors, qui fut jouée à New York.
En 1985, ce fut la création parisienne, dans une habile adaptation française du regretté Alain Marcel – c’est celle qui est utilisée aujourd’hui. Le même Alain Marcel était également responsable de la mise en scène, avec une distribution menée par Fabienne Guyon. Le succès fut tel que le spectacle passa du Théâtre Déjazet à la salle, beaucoup plus grande, de la Porte Saint-Martin.
En 1986, enfin, survint une nouvelle version cinématographique, cette fois avec la musique. À la réalisation, Frank Oz, marionnettiste du Muppet Show pendant trente ans.
Les responsables de la nouvelle production présentée à l’Opéra-Comique, Valérie Lesort et Christian Hecq, sociétaire de la Comédie-Française, ne se sont pas laissé intimider par un tel pedigree. Leur vision est si fraîche, si décapante qu’on a l’impression de redécouvrir cette œuvre devenue culte. L’idée centrale du livret paraît encore plus d’actualité, en ces temps d’activisme vert : une plante exotique, qui grandit en se nourrissant de chair humaine, finit par envahir la Terre, après avoir dévoré les naïfs qui s’étaient occupés d’elle.
L’astuce des créateurs est de montrer cette plante, d’abord pas plus grosse qu’un canard, devenir un monstre de plusieurs mètres, au large bec et aux feuilles tentaculaires. La plasticienne Carole Allemand a imaginé la plante, manipulée par le marionnettiste Sami Adjali, qui n’apparaît qu’aux saluts, mais a su, auparavant, susciter des mouvements cocasses et inquiétants.
La mise en scène joue adroitement du contraste entre la plante et le milieu conformiste, où elle fait irruption : c’est celui du rêve américain, avec petite maison de banlieue, appareils ménagers et enfants, que personnifient les héros, Seymour et Audrey.
La musique, elle aussi, dans la nouvelle orchestration du compositeur français Arthur Lavandier (né en 1987), se fait porteuse de ce rêve : la partition baigne dans les succès des années 1960, allant du jazz au tango, en passant par les mélopées yiddish. À la tête de l’excellent orchestre Le Balcon, Maxime Pascal s’amuse visiblement à faire revivre toutes ces chansons, évocatrices d’innocence certes, mais aussi, pour certaines, d’une bonne dose de cynisme commercial.
Le décor unique d’Audrey Vuong s’inspire des toiles d’Edward Hopper pour créer la boutique de fleurs, installée dans un ancien garage, lui-même situé dans le ghetto d’un quartier populaire new-yorkais : c’est dire qu’on se trouve en bas de l’échelle sociale, mais que les personnages ne pensent qu’à l’escalader au plus vite, ce que montrent les néons qui apparaissent, dès que le succès de la plante grandit.Les costumes de Vanessa Sannino sont d’une drôlerie pleine d’invention, parodiant les silhouettes en abat-jour, à la mode dans les années 1960.
Marc Mauillon campe, avec beaucoup d’humour, un Seymour benêt et crédule, jouant les crooners en costume vert pomme. Judith Fa est une gracieuse Audrey, sous sa choucroute platine, et elle lance des aigus qui terrorisent ses interlocuteurs au téléphone.
Le propriétaire de la boutique, Monsieur Mushnik, trouve en Lionel Peintre un interprète haut en couleur. Damien Bigourdan se démultiplie, ne tenant pas moins de six rôles. Il est particulièrement savoureux en Orin Scrivello, motard et dentiste sadique, arborant la « banane » brillantinée chère aux rockers. Il n’hésite pas à se travestir pour incarner Madame Luce, une matrone trop masculine pour être honnête.
Le trio féminin, inspiré de Diana Ross & The Supremes, commente action et personnages pour mieux les tourner en dérision : Sofia Mountassir, Anissa Brahmi et Laura Nanou sont d’autant plus amusantes qu’elles portent perruques et robes kitsch dignes de leurs modèles, se métamorphosant, à la fin, en délirants insectes gobe-mouches ! Quant à Daniel Njo Lobé, il prête sa voix caverneuse à la plante, qui réclame sans cesse de nouvelles victimes.
Le spectacle, que le public applaudit à tout rompre, sera repris à l’Opéra de Dijon, son coproducteur. Mais il faut souhaiter que, dans les saisons à venir, d’autres théâtres succombent aux charmes dangereux de cette Petite Boutique et de ses drôles de clients.
BRUNO VILLIEN