Staatsoper Unter den Linden, 2 mars
Si Daphne (Dresde, 1938) n’est pas l’opéra le moins représenté de Richard Strauss, il demeure une rareté. Sans doute faut-il en chercher les raisons, en partie du moins, dans une genèse compliquée. Notamment parce que Joseph Gregor, le librettiste, n’était ni Hugo von Hofmannsthal, trop tôt disparu, et que le sujet appelait, ni Stefan Zweig, dont la collaboration avec le compositeur avait brutalement pris fin, sur ordre du régime nazi.
Malgré les retouches, le texte continua de se heurter aux réticences du musicien, qui, à ce stade avancé de sa carrière, ne parvint pas, du fait de ce déséquilibre, à reproduire le miracle des chefs-d’œuvre antérieurs, son génie comme légèrement dilué dans un exercice de style mythologique un peu anachronique, peut-être…
C’est Romeo Castellucci qui, semble-t-il, a tenu à mettre en scène Daphne. Pour l’inscrire, d’abord, dans le présent, avec lequel l’ouvrage entre davantage en résonance qu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, dans notre monde au bord de la catastrophe écologique. Et, ensuite, dans une abstraction poétique où l’intellectualisation, poussée à l’extrême, avec un faisceau de références que seule la lecture du programme de salle permet d’identifier – à l’exception de The Waste Land de T. S. Eliot, dont la reproduction géante de la couverture de l’édition originale descendra des cintres –, produit des images d’une beauté souvent à couper le souffle.
Sur le plateau du Staatsoper Unter den Linden, comme étendu à l’infini, à cour et à jardin, par des jeux de miroir, le soleil s’est définitivement éteint sur une Grèce désertée par le caractère « bucolique » du sous-titre de l’opéra. C’est une plaine désolée, aride, où seul subsiste un arbre, frêle et nu, ultime vestige d’une nature vouée à l’extinction, avec lequel Daphne entretient une relation quasi charnelle, elle qui s’est retirée de la société des hommes.
Pendant quasiment toute la durée du spectacle, la neige tombe, avec d’hypnotiques variations de rythme et de densité. Dans sa quête d’une communion avec la terre, ou ce qu’il en reste sous ce linceul – d’où émergent, là une frise, ici un buste, antiques –, l’héroïne retire ses vêtements, indifférente au froid. Par contraste, tous, autour d’elle, sont emmitouflés, avec un réalisme dont les Moon Boots de Peneios sont la signature presque ironique.
Sur la voie de sa métamorphose se dressent Apollo et Leukippos : le dieu jaloux tue le berger. En essayant, en vain, de réanimer ce dernier, Daphne établit le contact physique qu’il avait si ardemment désiré, et qu’elle avait obstinément refusé. Comme un rite de passage, qui la conduit à arracher l’arbre tant aimé, avant de retourner elle-même à la terre – d’y prendre racine ? –, et de disparaître.
Il fallait, pour porter de bout en bout cette production, dont l’aspect nébuleux peut fasciner autant qu’agacer, voire lasser, une interprète d’exception. Vera-Lotte Boecker ne tient certes pas en haleine par ses ressources purement vocales, suffisantes pour venir à bout du rôle-titre, malgré des tensions mêlées de verdeur, qui privent d’irisations les galbes un rien raidis de l’écriture straussienne. Mais l’incarnation, physiquement idéale, et d’une saisissante mobilité, rappelant par instants Barbara Hannigan – le compliment n’est pas mince –, brûle d’un feu intérieur irrépressible.
Le luxe et l’autorité suprêmes de René Pape, en Peneios, trouvent leur exact pendant dans le velours abyssal dont Anna Kissjudit enveloppe Gaea, avec la même plénitude, dans sa très jeune maturité, qu’Erda, dans le Ring monté par Dmitri Tcherniakov, en début de saison.
Aucun des deux ténors ne passe, en revanche, les épreuves de Leukippos et d’Apollo – et pas même distinctement la rampe. Joliment juvénile, Linard Vrielink épuise vite toutes ses cartouches, tandis que Pavel Cernoch, d’autant plus terne qu’engorgé, laisse le dieu de la Beauté et de la Lumière dans le flou.
Révélé en 2018, lorsqu’il avait remplacé Christoph von Dohnanyi au pupitre d’une nouvelle production de Salome, signée feu Hans Neuenfels, Thomas Guggeis confirme, dans Daphne, qu’il est l’un des chefs lyriques les plus enthousiasmants de la très jeune génération.
Plutôt que de chercher la transparence, c’est de la pleine pâte de la Staatskapelle de Berlin – qui, pendant les trente années, désormais achevées, du règne sans partage de Daniel Barenboim, a fait l’identité de l’orchestre –, que le futur directeur musical de l’Opéra de Francfort (Oper Frankfurt) fait jaillir, une fois passé les incertitudes tenaces des bois dans l’introduction, et sans jamais en rien laisser déborder, une palette de couleurs infinie.
MEHDI MAHDAVI