Opéra, 3 février
En mai 2020, était prévue la création de Davel, commande de l’Opéra de Lausanne au compositeur suisse Christian Favre (né en 1955). La pandémie en a décidé autrement, et c’est seulement le 29 janvier 2023 que l’ouvrage a pu voir le jour, ce qui, si l’on considère les dates, n’est pas innocent : en effet, c’est en 1723, il y a exactement trois cents ans, que Davel, héros de l’opéra éponyme, a été exécuté (1).
Jean Daniel Abraham Davel, né en 1670, est célèbre à Lausanne pour avoir tenté, en vain, de soulever les habitants du canton de Vaud contre l’oppresseur bernois. Trahi par l’un de ses amis, arrêté et décapité, il a été expulsé de l’Histoire par la volonté du vainqueur, puis ressuscité dans les mémoires, au XIXe siècle. Il a droit, aujourd’hui, à son vitrail dans la cathédrale de Lausanne et à sa statue devant le château Saint-Maire.
Pour raconter l’épopée avortée du major Davel, comme on l’appelle, Christian Favre et René Zahnd, son librettiste, ont imaginé un opéra historique, faisant alterner tableaux d’introspection et de foule. L’action, qui se situe dans la prison où le patriote est retenu, consiste en retours en arrière qui font se succéder les scènes obligatoires en pareil cas (avec paysans malheureux, soldats déterminés, etc.).
L’histoire se déroule au premier degré, sans surprise, sans humour, avec des phrases sentencieuses (« Les mystères n’ont jamais permis d’y voir clair », « Je suis celle qui passe comme l’ombre, quand le soleil atteint la violence du désir », « Dans les questions, l’essentiel n’est pas toujours la réponse »), sans qu’on sache vraiment pourquoi Davel a prétendu, avec candeur, libérer les Vaudois d’un envahisseur dont on n’évoque jamais les méfaits.
L’omniprésence des personnages masculins, puisqu’il s’agit d’un opéra de militaires, est contournée par l’invention de deux figures fémines : la Mère et la Belle Inconnue, à la fois sorcière, amante et vision fugitive.
La musique est, elle aussi, sans grande fantaisie : plutôt consonante, atonale quand il le faut, mesurée, elle s’enflamme peu, se souvient parfois de Poulenc, de Britten, de Puccini, de Carmen ; surtout, elle n’empoigne pas, même dans les moments où elle pourrait, tout à coup, changer de couleur ou d’humeur. À force de multiplier les rythmes de marche et de danse, elle finit par ennuyer, d’autant que Christian Favre a la curieuse tendance à faire chanter la même phrase deux fois par ses personnages, et ce sans raison apparente.
Une instrumentation sage, une prosodie parfois malmenée, des procédés faciles (un tic-tac orchestral pour annoncer l’échéance qui approche) font de Davel une partition prudente, où l’on cherche en vain la fièvre qui a pu soulever le héros.
Comme il arrive souvent, les interprètes font tout pour donner du corps à la représentation. Dans la fosse, à la tête de l’Orchestre de Chambre de Lausanne, l’excellent Daniel Kawka souligne les contrastes, fait jouer les dynamiques, tente de donner un sens aux interventions des bois, dont on a l’impression qu’elles se cantonnent à une fonction décorative, mais il ne peut pas agir à la place du compositeur.
Si le Chœur de l’Opéra de Lausanne met toute la conviction possible dans ses interventions parfois poussives, Régis Mengus, omniprésent Davel, enrichit le livret de mille intentions, qui apportent à cette musique les nuances et les arrière-plans dont elle est dépourvue. On admire la manière dont le baryton français chante, pendu par les pieds pendant un interrogatoire, la manière, également, dont il passe, du seul fait de son intelligence dramatique, du registre politique au registre lyrique, face à la mystérieuse Belle Inconnue.
Basse autoritaire et sonore, François Lis fait de son De Wattenwyl un accusateur tout d’une pièce, cependant que Christophe Berry, dans le traître De Crousaz, doit affronter une tessiture de ténor trop tendue pour lui ; il souffre, de surcroît, dans les quelques vocalises que lui a réservées Christian Favre.
La mezzo allemande Susanne Gritschneder a tendance à poitriner dans la Mère, mais Alexandra Dobos-Rodriguez apporte la fraîcheur de son soprano et un joli phrasé à la Belle Inconnue, rôle qui aurait pu être conçu par le compositeur avec une tout autre folie.
La mise en scène de Gianni Schneider est à l’image de la partition : narrative, linéaire, en costumes d’époque, avec quelques habits d’aujourd’hui pour nous rappeler, sans doute, que l’appel à la liberté est de tous les temps. Les protagonistes se contentent des œillades et des gestes convenus, et deux ou trois fausses idées animent plus ou moins l’ensemble, comme ces enfants traversant le plateau avec une maquette du décor.
Autre trouvaille : le grand tableau L’Exécution du major Davel par Charles Gleyre(1850)ayant été volontairement incendié, en 1980, au palais de Rumine, une vidéo nous montre un visiteur recréant cet acte de vandalisme, destiné à effacer, une fois encore, le héros vaudois des mémoires.
Il n’est pas sûr que ce nouvel opéra serve la gloire de Davel, dont le panache et l’innocence méritaient un tout autre traitement.
CHRISTIAN WASSELIN
(1) Un livre d’Antonin Scherrer, Davel – Des brumes de l’oubli aux feux de l’opéra, est paru à Lausanne, aux éditions Favre, simultanément à la création de l’opéra.