Opéra, 27 septembre
Afin de célébrer le 50e anniversaire de l’Opéra National du Rhin, né par la réunion des forces lyriques et chorégraphiques de Strasbourg, Mulhouse et Colmar, en 1972, la regrettée Eva Kleinitz, directrice générale de l’institution, de 2017 à 2019, avait eu l’idée de commander à Thierry Pécou (né en 1965) un opéra sur le thème du Mahabharata. La partition du compositeur français, ainsi que le livret de Karthika Naïr, inspiré de son livre Until the Lions : Echoes from the Mahabharata, sont naturellement dédiés à leur commanditaire.
Le Mahabharata, foisonnante épopée qui se trouve au fondement de la culture indienne, met en scène l’éternelle histoire de deux branches de la même famille, se faisant la guerre pour accéder au trône. Fidèle à l’esprit de notre époque, Karthika Naïr a voulu donner prioritairement la parole aux femmes, victimes silencieuses des jeux de pouvoir des hommes dans le poème original. Le titre de l’ouvrage, Until the Lions, renvoie d’ailleurs à une phrase de l’écrivain nigérian Chinua Achebe : « Jusqu’à ce que les lions aient leur propre histoire, l’histoire de la chasse rendra toujours gloire aux chasseurs. »
L’histoire, pour autant, est assez emmêlée, même si l’actrice britannique Fiona Tong, en Satyavati, conduit la narration. Des quatre voix chantées, trois sont féminines : celle de la contralto israélienne Noa Frenkel, qui incarne la princesse Amba, laquelle se transforme finalement en homme, à la faveur d’une séquence redoutable, faisant alterner les phrases parlées aux phrases chantées ; et celles de la soprano allemande Mirella Hagen et de la mezzo française Anaïs Yvoz, qui tiennent plusieurs rôles. Seul personnage masculin de bout en bout, Bhishma a la profondeur, un peu trop uniformément autoritaire ou furieuse, du baryton-basse américain Cody Quattlebaum.
La musique s’inspire souvent des modes indiens, et permet à l’auditeur de se retrouver sans peine dans le tissu serré de la partition, laquelle, à l’écoute, s’avère plus spectaculaire sur le plan rythmique que sur le plan harmonique. Thierry Pécou utilise un orchestre assez habituel, mais avec des cordes en petit nombre et un effectif de percussions considérable, comprenant dix-neuf gongs, rappelant parfois le gamelan balinais. Une guitare électrique est prévue pour souligner la violence de certains épisodes, mais le compositeur n’ayant pas souhaité l’utiliser comme un instrument aux stridences saturées, ses interventions ne produisent pas l’effet de rupture qu’on aurait pu attendre.
Cela étant, il faut prendre ce spectacle comme un tout, dont tous les éléments ont été conçus simultanément, afin d’aboutir à un objet musical et chorégraphique d’une grande densité. La danse y joue, en effet, un rôle majeur, qui fait d’Until the Lions un rituel ou une célébration davantage qu’un opéra, ce qui explique l’importance donnée aux rythmes. La mise en scène de Shobana Jeyasingh, ainsi, ne serait rien sans sa propre chorégraphie, magistralement rendue par le Ballet de l’Opéra National du Rhin, dans la scénographie très sobre de Merle Hensel.
Celle-ci a eu l’idée saisissante de fixer dans le mur deux chevaux pétrifiés, autour desquels se déplacent les costumes rouges (côté féminin), noirs et argentés (côté masculin), les femmes devenues guerrières empruntant, à la fin, les couleurs des hommes. Des flèches aux silhouettes de fleurs sont les seuls éléments ajoutés, le tout se déployant dans les superbes lumières de Floriaan Ganzevoort, qui stylisent la violence du propos.
La jeune cheffe française Marie Jacquot dirige, avec maestria, une partition minutieusement travaillée, mais clairement écrite, où les familles instrumentales sont traitées par blocs. Sa battue minutieuse permet à l’excellent Orchestre Symphonique de Mulhouse de rester coordonné avec le Chœur enregistré, sachant par ailleurs que l’ensemble de la partition est amplifié, on se demande bien pourquoi.
Si l’intrigue d’Until the Lions s’égare parfois dans une série d’épisodes accessoires, on peut difficilement rester insensible à l’énergie qui se dégage d’une chorégraphie semblant vouloir revenir à la rugosité des premiers âges.
CHRISTIAN WASSELIN