Il n’est pas rare, aujourd’hui, de voir et d’entendre des opéras inspirés non plus de pièces ou de romans, mais d’histoires déjà traitées par le cinéma. C’est ainsi que le compositeur allemand Christian Jost (né en 1963) a eu l’idée de s’inspirer du film de Xavier Koller, Reise der Hoffnung (1990).
Ce choix n’est pas dû au hasard : Genève est le siège de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR), et Aviel Cahn, directeur général du Grand Théâtre, souhaitait proposer à son public un ouvrage sur le thème de l’exil et de la migration (la création, prévue au printemps 2020, a été retardée de trois ans, en raison de l’épidémie que l’on sait).
L’enjeu de l’opéra, intitulé Voyage vers l’espoir, est on ne peut plus simple : une famille kurde vit en Anatolie dans les pires difficultés, et le père (Haydar) propose à sa femme (Meryem) de partir chercher le bonheur dans ce paradis qui n’est autre que la Suisse. D’abord réticente, Meryem accepte, à condition que leurs trois enfants partent avec eux.
Mais Haydar est persuadé que son aîné (Güney) trouvera facilement un travail, et ne voit dans sa fille (Fatma) qu’une potentielle fiancée. Seul le plus petit (Mehmed Ali) les accompagnera. On suit leur périple dans un environnement de plus en plus hostile, à la manière d’une Fuite en Égypte qui va se révéler catastrophique : l’enfant, épuisé, mourra dans les montagnes qui séparent l’Italie de la Suisse.
La mise en scène a été confiée à Kornel Mundruczo, qui avait déjà réalisé à Genève, en octobre 2020, L’Affaire Makropoulos. Certes, le comédien hongrois est également cinéaste, mais on aurait pu imaginer qu’il joue la carte du théâtre, en signant l’adaptation d’un film. Or, il n’en est rien. Quelques décors sommaires représentent la maison familiale, la gare de Milan, un bar, un commissariat, mais la scénographie est faite essentiellement de projections : cohortes de réfugiés sous la pluie, automobiles sur des autoroutes, match de football, etc. Seules les montagnes, à la fin, imposent leur masse inquiétante.
L’apparition filmée d’un camion qui, un temps, secourt les trois migrants, est doublée par un camion qui déboule réellement sur la scène, mais crée un effet de redondance très maladroit (d’autant qu’on entend tout à coup beaucoup moins les chanteurs, quand ils montent dans la cabine !). Surtout, Kornel Mundruczo ne peut pas résister à ce procédé, désormais bien usé, qui consiste à faire venir un caméraman pour filmer en direct les personnages, qu’on retrouve ainsi en gros plans sur un écran géant.
On précisera que le livret original de Kata Weber, par ailleurs épouse du metteur en scène, a été traduit en français par Pascal Paul-Harang, puis adapté pour les besoins de la musique par Yannis Pouspourikas. Christian Jost, de son côté, nous livre une partition assez peu séduisante. Son récitatif est sans surprise, son orchestre sans grande couleur, et le compositeur rechigne à mettre du lyrisme dans l’expression de la douleur de ses personnages. Seul le trio qui réunit Haydar, Meryem et la Doctoresse, en partie a cappella, réussit à émouvoir. Les interludes instrumentaux, nombreux, sonnent épais, saturés de percussions envahissantes, avec un violon solo obsédant, au premier acte (l’espoir !), et deux trompettes, à la fin (la rédemption, malgré tout ?).
À la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande, le chef allemand Gabriel Feltz dirige au mieux cette musique ingrate, dont il essaye d’obtenir toutes les nuances possibles. De même, les deux solistes principaux : d’abord autoritaire et sûr de lui, le baryton germano-turc Kartal Karagedik trouve l’humanité nécessaire pour exprimer la détresse d’Haydar, au moment où il prend conscience qu’il a emmené les siens vers le drame.
La belle voix de la mezzo canado-tunisienne Rihab Chaieb donne toute sa gravité au personnage de Meryem, femme moins soumise que résignée, et qui, à la fin, avec son fils mort dans les bras, prend la figure d’une Pietà. Le petit Ulysse Liechti (en alternance avec George Birkbeck) chante ses quelques répliques de façon plus ou moins assurée, sachant que, très vite, sa condition d’enfant souffrant fait de lui une victime qui subit la situation.
On aurait pu choisir des interprètes moins caricaturaux pour incarner les rôles épisodiques du cupide Paysan, du rude Policier et du fourbe Mafieux, mais la soprano colombienne Julieth Lozano, en Doctoresse, et le baryton belge Ivan Thirion, en Chauffeur routier, convainquent davantage. Avec beaucoup de naturel, deux jeunes comédiens, Guilan Farmanfarmaian et Areg Sultanyan, jouent les enfants qu’Haydar et Meryem laissent derrière eux.
On ajoutera que, dans le tableau de la gare de Milan, les figurants sont tous des demandeurs d’asile et des réfugiés. Ils ont ainsi l’occasion de travailler pour la première fois en Suisse, et ce dans le cadre d’une structure baptisée « Voyage vers la scène », qui regroupe différentes associations genevoises (AGORA, AMIC, UOG, Hospice général), mais ne suffisent évidemment pas à transformer en propos bouleversant, malgré le sujet abordé, une œuvre aride et sans chaleur.
CHRISTIAN WASSELIN