Teatro alla Scala, 8 novembre
Pour son tout premier Così fan tutte d’une carrière pourtant longue de plusieurs décennies, Robert Carsen nous propulse au cœur d’une émission de téléréalité, sur le modèle de celles qui envahissent quotidiennement les chaînes de télévision et les plateformes de streaming. La référence la plus évidente est L’Île de la tentation, format décliné – avec quelques variantes – dans une vingtaine de pays, où des couples sont soumis à une série d’épreuves destinées à tester leur fidélité. Dès les premières mesures, nous voilà plongés dans un studio de télévision clinquant : en haut trône l’inscription « La scuola degli amanti » – sous-titre de l’opéra de Mozart, ici titre du reality show – tandis que les écrans diffusent les règles du jeu et les portraits des candidats, où l’on retrouve, bien sûr, les couples mozartiens : Fiordiligi et Guglielmo, Dorabella et Ferrando. Une somme d’argent est promise aux vainqueurs. Le public de l’émission accueille à grands applaudissements les deux présentateurs, Don Alfonso et Despina, qui animent, orchestrent et commentent le déroulement du jeu avec un humour cynique et parfaitement complice.
Le plateau tournant permet d’alterner avec aisance les espaces de l’action : les coulisses et leurs techniciens vidéo, un lounge bar, une piscine, le port d’où appareille le porte-avions conduisant Ferrando et Guglielmo à la guerre, le dortoir où logent les concurrents, ou encore la petite salle d’entretien avec son fauteuil où les protagonistes se « confessent ». Certains de ces lieux prennent vie grâce aux projections spectaculaires de Renaud Rubiano, parfaitement intégrées aux éléments scéniques.
L’idée de départ est cohérente avec le souhait de rendre la trame vivante et en résonance avec le public d’aujourd’hui. Carsen s’attache surtout à montrer comment la reconnaissance publique finit par l’emporter sur la vérité des sentiments – d’où ce mécanisme pervers qui transforme la douleur et l’échec en divertissement de masse. À la longue, toutefois, les incohérences avec le livret – même si Carsen n’hésite pas à retoucher le texte de certains récitatifs – en affaiblissent quelque peu l’impact : les multiples déguisements, notamment, laissent entendre que Fiordiligi et Dorabella ne sont pas conscientes de la supercherie, ce qui nuit à la crédibilité du propos. La direction d’acteurs, en revanche, se révèle d’une précision remarquable, et tous les chanteurs possèdent le physique idéal du rôle, rendant le récit fluide et vibrant.
Alexander Soddy adopte une approche contrastée sur le plan dynamique, inscrite dans une lecture orchestrale vive et nerveuse, parfaitement en phase avec le projet théâtral de Carsen. Il n’en demeure pas moins que, de nos jours, un Così sur instruments modernes, aux sonorités pleines et homogènes, avec des récitatifs joués au seul pianoforte, paraît désormais anachronique. Les interprétations de chefs tels que René Jacobs ou Teodor Currentzis nous ont en effet habitués à une tout autre liberté : timbres plus acérés, mobilité agogique incessante, continuo enrichi de cordes, véritable moteur de la tension dramatique et lien organique entre les scènes.
Malgré un gabarit vocal légèrement en retrait face aux exigences redoutables du rôle de Fiordiligi, Elsa Dreisig s’en tire avec intelligence : registre aigu lumineux et assuré, graves plus discrets mais bien timbrés et jamais forcés, homogénéité exemplaire sur toute la tessiture, phrasé constamment nuancé et expressif. Nina van Essen incarne une Dorabella irréprochable, dotée d’une belle assurance scénique. Giovanni Sala affiche un timbre plus sombre et viril qu’à l’ordinaire pour Ferrando ; ses intentions expressives sont louables, mais parfois contrariées par une émission perfectible. Luca Micheletti, en revanche, campe avec éclat un Guglielmo sensuel et impulsif, fort d’un timbre chaud et souple et d’une aisance scénique irrésistible. Avec sa vocalité solide et parfaitement maîtrisée, le Don Alfonso de Gerald Finley illustre à merveille cette fausse bienveillance propre aux « maîtres de cérémonie » de ce genre de show, qui prétendent compatir aux tourments des candidats tout en les manipulant avec un détachement amusé. Quant à Sandrine Piau, comédienne consommée, elle compose une Despina piquante et malicieuse, dont la voix, désormais affaiblie, trahit quelques signes de fatigue.
PAOLO DI FELICE
Elsa Dreisig (Fiordiligi)
Nina van Essen (Dorabella)
Luca Micheletti (Guglielmo)
Giovanni Sala (Ferrando)
Sandrine Piau (Despina)
Gerald Finley (Don Alfonso)
Alexander Soddy (dm)
Robert Carsen (ms)
Robert Carsen et Luis F. Carvalho (d)
Luis F. Carvalho (c)
Robert Carsen et Peter van Praet (l)