Teatro alla Scala, 23 février
Pour cette nouvelle production de La Dame de pique, le décor de Volker Hintermeier se borne à d’énormes panneaux partiellement mobiles, avec une rangée de tubes au néon d’un côté, et une surface en miroir de l’autre, celle-ci parfois recouverte de tentures. Quant aux costumes de Malte Lübben, ils renvoient à la création de l’opéra (1890), sauf ceux, XVIIIe siècle, de la scène 3. Rien d’anormal à cela, dans la mesure où le livret fait référence à un « bal masqué ». Peu d’éléments viennent compléter ce dispositif abstrait et stylisé : quelques lustres et une espèce de théâtre miniature, pour la « Pastorale » ; un lugubre lit « King Size », pour la Comtesse ; une table de jeu circulaire, pour le tableau final.
La principale trouvaille de la mise en scène de Matthias Hartmann est l’apparition du Comte de Saint-Germain. Pendant que Tomski parle de lui, dans sa « Ballade » de la scène 1, on le découvre, vêtu de bleu azur, comme sa barbe, en train de danser avec une jeune Comtesse. Puis il devient le Maître de cérémonie du bal masqué, avant d’être avalé, au dernier acte, par la table de jeu. Faut-il voir une allusion à l’élixir de jeunesse éternelle – dont le célèbre aventurier, qui se revendiquait alchimiste, prétendait détenir le secret –, dans les minutes précédant la mort de la Comtesse ? Celle-ci, ôtant son masque, révèle des traits encore juvéniles.
Dans tous les cas, une fois passé l’effet de curiosité, l’omniprésence du personnage n’ajoute rien, sur le plan dramaturgique, à un spectacle anodin, pour ne pas dire insipide. Signe des temps : le public milanais, qui venait de faire un triomphe à la Thaïs, autrement plus corrosive, mise en scène par Olivier Py, a sifflé l’équipe responsable de La Dame de pique.
Après son exceptionnelle Khovanchtchina d’il y a trois ans, Valery Gergiev signe une lecture tout aussi mémorable du chef-d’œuvre de Tchaïkovski. Dès le Prélude, chargé de tension, sa direction, inquiète et fébrile, épouse le climat de la partition. Tempi et variations dynamiques sont extrêmement contrastés, le chef russe veillant à faire ressortir l’extraordinaire diversité des couleurs orchestrales : plongées dans le grave des clarinettes et des bassons ; sinistres rappels des cuivres ; fourmillement angoissé des cordes, traduisant la névrose obsessionnelle d’Hermann.
Najmiddin Mavlyanov apporte à ce dernier une voix robuste, mais un peu monocorde. Le jeune ténor doit encore progresser en termes de variété du phrasé, pour rendre justice aux sinuosités de la psychologie, tellement tourmentée et contradictoire, du personnage.
Même quand elle ne bouge pas, Asmik Grigorian déborde de charisme. Cette présence magnétique, doublée d’un chant d’une expressivité éperdue, lui permet de brosser le portrait d’une Lisa profondément déchirée entre son sentiment de culpabilité et son amour indéfectible pour Hermann.
Roman Burdenko est un solide Tomski, avec ce qu’il faut d’ironie dans la caractérisation, face à l’Eletski aussi nuancé qu’imposant d’Alexey Markov. La Comtesse de Julia Gertseva paraît d’autant plus mystérieuse et redoutable, qu’elle évite toute caricature. Elena Maximova excelle en Pauline, le reste de la distribution et les chœurs n’appelant aucun reproche.
Impossible de terminer ce compte rendu sans évoquer, en cette soirée de première, les quelques sifflets adressés à Valery Gergiev, à son entrée dans la fosse, en raison de ses liens d’amitié avec Vladimir Poutine, sur le point d’envahir l’Ukraine. Le lendemain, jeudi 24 février, les troupes russes ont lancé l’assaut. Giuseppe Sala, maire de Milan et président du conseil d’administration de la Scala, a aussitôt demandé au chef de condamner l’agression, sous peine d’être écarté de la production. Le 1er mars, en l’absence de réponse de sa part, Dominique Meyer, directeur général et artistique, l’a informé par courrier qu’il serait remplacé, dès le 5 mars. Le théâtre a confié la baguette à son jeune compatriote Timur Zangiev, âgé de 27 ans.
PAOLO DI FELICE