Opéra, 2 avril
Monter un opéra bref, comme Le Château de Barbe-Bleue de Bela Bartok (Budapest, 1918), pose le problème du titre à proposer en complément de soirée. Pour les représentations prévues en mars 2021, Serge Dorny, alors directeur général de l’Opéra de Lyon, avait suggéré au metteur en scène ukrainien Andriy Zholdak d’enchaîner deux visions successives de l’ouvrage. Une idée aussi originale que forte, tant le livret de Bela Balasz se prête à de multiples interprétations.
Pour cause de pandémie, cette nouvelle production avait été seulement filmée, pour être diffusée en streaming. La voici enfin offerte aux spectateurs dans la salle, l’ordre des deux parties ayant été inversé pour l’occasion. Peut-être pour éviter qu’assommée par la première, la plus trash, une fraction du public ne prenne la fuite à l’entracte !
Dans ce nouvel enchaînement, après le Prologue, le rideau se lève sur un grand couloir, donnant sur des portes fermées ; au fond, un vaste miroir. Côté jardin, un autre gigantesque miroir, tandis que le côté cour ouvre sur une vaste étendue vide. Cet espace stylisé nous invite à considérer chaque ouverture de porte comme un voyage dans la psyché des deux héros, avec la projection de nombreuses images et petits films, et l’intervention de trois autres personnages : une jeune femme, une fillette et un danseur transgenre, en robe de soirée. Cette lecture, très esthétisante et onirique, permet au spectateur, malgré la profusion visuelle, de goûter pleinement la musique.
Tout change après l’entracte. Devant le rideau fermé trône le grand miroir : le même danseur va esquisser quelques pas, se mirer, puis, à l’arrivée d’une femme – la deuxième Judith –, l’inviter à passer, telle une nouvelle Alice, de l’autre côté. Enfin, il va, lui-même, entrer dans ce miroir, qui se révèle être une porte, donnant sur le même couloir que dans la première partie.
Sauf que, cette fois, un plateau tournant nous donne à voir ce que cache chaque ouverture, en six espaces plus sordides les uns que les autres : salle de bains crasseuse, avec une collection de lunettes de WC sur le mur ; cuisine répugnante, tachée de coulées de sang ; sommaire chambre à coucher… Une topographie minutieuse qui n’a plus rien d’un château de conte de fées, mais évoque plutôt l’appartement miteux d’un caïd au petit pied, donnant des ordres à Judith, mais aussi à trois épouses, deux gouvernantes – l’une, complètement nymphomane, est apparemment la sœur du maître des lieux – et deux majordomes d’âge mûr, manifestement très intéressés l’un par l’autre.
Nous n’insisterons pas sur la succession de saynètes malaisantes qui s’ensuit, d’autant que les vidéos stylisées de la première partie font place à un catalogue de pratiques plus ou moins extrêmes : masturbation, violences physiques, scarification, scatologie, sodomie, égorgements…
Andriy Zholdak revendique sa dette envers Rashomon d’Akira Kurosawa (1950), œuvre fascinante par sa façon de « raconter un meurtre six fois de six points de vue différents ». Mais d’autres références cinématographiques semblent évidentes, comme Un chien andalou de Luis Buñuel (1929) ou Salo de Pier Paolo Pasolini (1975), tandis que certaines scènes, d’une crudité vraiment éprouvante, tournent carrément au « snuff movie ».
Cet hyperréalisme confère une violence difficilement soutenable à cette seconde partie, parfaitement pensée pourtant. Surtout, cette double mise en scène démontre la richesse d’un opéra que n’épuise aucune lecture, de la vision d’un Barbe-Bleue d’abord grand seigneur, puis pitoyable jouisseur.
Deux facettes complètement opposées, que le Hongrois Karoly Szemeredy parvient à caractériser avec la même aisance, tout en les différenciant clairement, de son baryton-basse puissant, mordant, tour à tour enveloppant ou cassant, caressant ou brutal.
Ses Judith – toutes deux mezzos – sont pareillement convaincantes. En première partie, l’Estonienne Kai Rüütel offre un chant plus sensuel que la Biélorusse Anna Lapkovskaya, aux inflexions plus autoritaires, avec, pour chacune, un glorieux contre-ut tenu à l’ouverture de la cinquième porte.
Enfin, déjà présent lors de la création, en 2021 – contrairement au plateau vocal, entièrement renouvelé –, Titus Engel amène l’Orchestre de l’Opéra de Lyon à des hauteurs remarquables. Le chef suisse réussit l’exploit de proposer une lecture, « ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre », de la même partition.
Un spectacle lyrique extrême, dont on sort sonné, voire écœuré, mais dont on ne saurait nier l’impact.
THIERRY GUYENNE