Palais Garnier, 20 janvier
Trois-cent-dixième représentations de Castor et Pollux sur les planches de notre académie nationale de musique. Cependant, la version originale de 1737 n’y a plus été donnée depuis la création de la version de 1764, qui n’a pas été vue à l’Opéra Garnier depuis… 1940 ! Ce retour s’avère donc une première à Garnier pour l’œuvre originale, bienvenue car festive sur le plan musical, sinon sur le plan purement théâtral.
Un disque Rameau, magnifique concert -salzbourgeois de MusicAeterna en 2021, nous avait fait réaliser à quel point Teodor Currentzis sait exposer la jubilation des rythmes et des couleurs du compositeur français, montrant à la fois son respect pour la lettre et son sens de la perpétuelle nouveauté. Cette fois, c’est avec son nouvel ensemble Orchestre et Chœurs Utopia qu’il revient au Dijonnais. La formation orchestrale enchante par son investissement débordant, et respire la beauté formelle, tout en ne perdant jamais la densité d’un dramatisme enlevé. Tout bondit dans les rythmes de danses, tout pleure dans les lamentations, la variété est de mise, et pas un instant ne semble abandonné à la routine. Et si l’on découvre quelque modernisation de l’instrumentarium, tant pis pour le puriste, car c’est éblouissant de verve. Les chœurs ne le sont pas moins en matière de précision, de cohésion et de variété.
Bref, l’oreille est à la fête, tandis que l’œil reste partagé. Car Peter Sellars ennuie, comme dans nombre de ses dernières productions. Celle d’un Joueur à Salzbourg, l’été dernier, était certes coloré et bien tenu, mais un Roman de Fauvel au Châtelet en 2023, disant son allégeance exaspérante au New Age californien, et une Beatrice di Tenda à Garnier l’an dernier, font preuve d’un manque cruel d’impact. On comprend l’analyse brillamment exposée sur le site de l’Opéra National de Paris qui, dans le contexte actuel, ukrainien en particulier, justifie la reprise du prologue et réinsère le décès de Castor dans cette logique contemporaine du désastre imbécile. Mais cela justifie-t-il pour autant une mise en scène accumulant paresse et facilités ? Du lit à la douche, du salon (dont le lourd canapé sera la bouche des enfers) à la cuisine, que vient faire l’écorché d’un appartement virtuel, sous l’immensité de paysages urbains d’aujourd’hui, ou de films et photos somptueuses de l’univers prises par le satellite James Webb, fondues parfois à de belles images nocturnes de la pollution lumineuse de notre planète ? Certes, on va installer tantôt les demi-frères au rang des constellations, mais on frise l’hyperbole simpliste quand, pour l’apparition de leur père Jupiter, sorte de vieillard défait, c’est la planète elle-même qui vient écraser la scène de sa gigantesque présence.
Sous ces visions stellaires, la direction d’acteurs n’est que vacuité, et les costumes, treillis et t-shirts, font trop déjà-vu. Triste constat : l’art de l’Américain à créer ces moments d’intensité irrésistibles d’émotion, qui on fait l’impact de son Saint François, de sa Theodora, de sa Iolanta, se réduit ici à un seul moment magique, le « Tristes apprêts, pâles flambeaux », que Telaïre chante allongée sur sa couche. Pour le reste, c’est-à-dire les nombreux ballets, Sellars, victime du syndrome Indes galantes dans la production de Clément Cogitore, laisse la primauté aux chorégraphies de Cal Hunt, incontestables réussites, mais devenues aussi poncifs récurrents.
Reste alors aux voix à faire passer leur émotion propre. Jeanine De Bique campe délicieusement Telaïre, mais sans jamais investir son chant d’un ressenti dramatique : c’est beau, c’est lisse, pauvre en grave… et si mal articulé ! La Phébé de Stéphanie d’Oustrac est au contraire investie d’une présence déclamatoire et corporelle supérieure, masquant à peine le flou fréquent de sa technique. Jolies, mais courtes incarnations de Claire Antoine et Natalia Smirnova en Minerve et Vénus.
Chez les hommes, le Pollux de Marc Mauillon, magnifique de style, d’expression, de diction et de présence physique, est à fêter sans retenue. Louanges aussi pour la délicatesse du Castor de Reinoud Van Mechelen, débordant de style français, et accumulant les piani de rêve, ainsi que pour le rayonnant et sonore Amour de Laurence Kilsby. Le Mars et le Jupiter de Jonathan Newton passent, eux, sans impressionner.
PIERRE FLINOIS