Crosby Theatre, 17 août
Peut-être trop attendue, la nouvelle production de Carmen par Mariame Clément évite le désastre de très peu. Le parti pris de départ – faire de l’héroïne une victime passive de la violence masculine, loin des clichés de la séductrice rebelle – peut se concevoir. Sauf que, dans le vaste espace, en partie de plein air, du Crosby Theatre, il ne débouche sur rien de cohérent.
Les décors de Julia Hansen situent l’action dans les ruines d’un parc d’attractions où, curieusement, les néons fonctionnent encore. À l’instar de ses costumes – contemporains –, ils cultivent cette laideur dans laquelle se complaisent tant de metteurs en scène et scénographes. Par ailleurs, il y a toujours trop de monde sur le plateau, dans la « taverne » de Lillas Pastia, en particulier, minuscule boîte de nuit ultra-louche, où se produisent les mêmes employés de fête foraine qui, à la fin du I, avaient aidé Carmen à s’échapper.
Le pire ? L’omniprésente fillette en robe rose à fanfreluches, dont les gestes ponctuent, du Prélude au duo final, les moments clés de l’opéra. Parfois simple vue de l’esprit de Carmen, peut-être surgie de sa mémoire, il lui arrive aussi d’interagir avec les autres personnages. La gracieuse Isla Burdette (7 ans) fait ce qu’on lui demande et ce n’est pas de sa faute si, plus le spectacle avance, plus on se prend à redouter son apparition sur la scène !
Pour la deuxième Carmen de sa carrière (après Washington, au printemps 2022), Isabel Leonard n’a pas la tâche aisée. Difficile, en effet, de comprendre qui est Carmen, et d’où elle vient. Au I, déjà, habillée d’une manière différente de ses consœurs, et portant un sac à main, elle ne surgit pas de la manufacture de tabac – ici, un enclos fermé à clé –, mais fait son entrée en lisant. Le destin n’a plus aucune emprise sur sa vie et elle ne manifeste même pas un minimum d’intérêt pour Don José !
Dans cette distribution entièrement américaine, Isabel Leonard témoigne d’une maîtrise du français (parlé et chanté), comme du style, supérieure à celle de tous ses partenaires réunis. Son mezzo, lyrique et fluide, se glisse avec aisance dans la tessiture, surtout dans les deux premiers actes. Au III, l’air « des cartes » est écrit un peu bas pour elle, handicap aggravé par le fait que Mariame Clément l’oblige, à ce moment-là, à faire un calin à la fillette en rose.
Brutal, violent, titubant comme Peter Boyle dans le formidable Young Frankenstein de Mel Brooks (Frankenstein Junior, 1974), Michael Fabiano confère une saisissante intensité à Don José. Trop, sans doute, dans la mesure où son chant finit par en souffrir, avec un aigu régulièrement mis sous pression. On salue, néanmoins, un air « de la fleur » superbement conduit et nuancé, avec une pertinente utilisation de la voix de tête. Sans aucun doute, le sommet musical de la soirée.
Michael Sumuel apporte à Escamillo un phrasé surveillé. Dommage que Mariame Clément réduise, pour l’essentiel, le personnage à une simple attraction – le « torero » se produit sur sa propre scène roulante, plutôt minable, Carmen et l’omniprésente fillette venant parfois se joindre à lui.
Visuellement convaincante, en ado vêtue d’une combinaison en jean, Sylvia D’Eramo, que nous avons appréciée en d’autres occasions, manque de puissance pour Micaëla, du moins dans ce lieu. David Crawford chante mal, et parle encore plus mal français, en Zuniga – comme Falstaff, la veille, cette Carmen est encombrée de cris, absents de la partition. Rien de mémorable chez les seconds rôles masculins, mais Frasquita et Mercédès sont dotées de voix saines.
Nous regrettons de l’écrire, après tant de soirées mozartiennes et haendéliennes réussies, mais Harry Bicket dirige Carmen sans aucun nerf, ni sens de la progression dramatique, y compris dans l’insoutenable duo final.
DAVID SHENGOLD