Theater Basel, 15 février
En invitant la chorégraphe argentine Constanza Macras et sa compagnie interdisciplinaire DorkyPark, piliers de la Schaubühne de Berlin, le Theater Basel a misé sur une Carmen « différente ». Et une déconstruction, promise en ces termes, dès l’annonce de cette nouvelle production : « Constanza Macras libère Carmen de ses froufrous et de ses castagnettes, et la présente comme une rebelle glamour. Sur l’histoire abyssale d’un meurtre par jalousie se déploie un spectacle de revue circassien et dansant. »
Mot d’ordre essentiel, Constanza Macras déclare la guerre à tout pittoresque. Donc, aucun cliché ! Carmen n’est pas une cigarière, Escamillo n’est pas un torero, et Micaëla, coiffée à la Louise Brooks et sanglée dans des tenues de cuir moulantes, affirme d’emblée sa forte personnalité. Seul Don José, en uniforme de policier anti-émeute, paraît relativement conforme à son personnage habituel. Du moins, au début.
En lieu et place des « drôles de gens » du I, défilent des images d’archives, manifestations de suffragettes et femmes contestataires de divers pays et époques, projetées par transparence. Quant aux enfants parodiant la garde, il s’agit, exclusivement, de jeunes filles, armées, elles aussi, de pancartes féministes, et manifestement pressées d’en découdre avec les forces de l’ordre.
Aucun défilé, aucune référence ibérique, et encore moins de tauromachie, les entractes musicaux se retrouvant réservés aux seuls danseurs de la compagnie DorkyPark, dont les numéros acrobatiques, brillamment coordonnés, mais un peu répétitifs, tiennent lieu de couleur locale.
Prise au piège de ce féminisme appuyé, voire de l’évocation trop simpliste d’un microcosme libertaire composé, uniquement, de circassiens et de noctambules – censés remplacer les habituels bohémiens et contrebandiers –, Constanza Macras s’enlise, au cours des deux premiers actes, surtout, visuellement plombés par une sinistre ambiance d’usine de la révolution industrielle. Une suite de péripéties décousues, dont la lisibilité dramatique n’est guère clarifiée par des dialogues parlés largement réécrits – et même, idée totalement saugrenue, traduits en anglais !
Des débuts difficiles, donc, où seule Carmen, qui dompte de gentils fauves en peluche, à coups de fouet, pendant la « Habanera », parvient à focaliser l’attention. Le personnage de Don José, en revanche, se construit mal. Quant à Escamillo, saltimbanque raté, affabulateur au look insignifiant, on peine, vraiment, à percevoir en quoi son sex-appeal peut consister.
Après l’entracte, les idées de Constanza Macras fonctionnent mieux, ne serait-ce que parce que les dialogues parlés, cette fois, sont supprimés. Le dessein devient exclusivement chorégraphique, avec, au III, un club privé louche – appelé « The Mountains » (sic) –, où tout le monde se déhanche. Sauf, évidemment, Micaëla, qui surgit là, raide comme la justice.
Au IV, sous un chapiteau de cirque, Carmen paraît mettre en scène, elle-même, sa mise à mort, en un ultime numéro, inéluctablement statique. Debout derrière elle, Don José, en costume de clown blanc, ne lui adressera jamais la parole de face, ni ne la touchera. Noir total, après le dernier accord, et long silence, pendant que défilent, en guise de générique de fin, les identités des premières victimes de féminicides de l’année 2024, dans le monde, choisies et classées, à raison d’une par jour… Tout cela déborde d’idées, mais reste d’une cohérence fragile.
Et s’effondrerait, vraisemblablement, si la distribution était moins intéressante. La mezzo américaine Rachael Wilson chante le rôle-titre avec une générosité inépuisable, sur toute la tessiture. « Habanera » et « Séguedille » sont impeccables, mais c’est, surtout, le trio « des cartes » – évidemment sans cartes à la main, mais tout en inflexions lugubres –, qui hausse le personnage à sa véritable stature tragique.
Autre voix de grande ampleur, la soprano irlandaise Sarah Brady est dotée de moyens considérables, au point d’excéder le format habituel de Micaëla. Le ténor lituanien Edgaras Montvidas reste, pour sa part, l’un des meilleurs Don José du moment, bien que le concept scénique ne l’avantage pas. On se console, avec sa ligne de chant toujours élégante, et un air « de la fleur » d’une belle sensibilité. Enfin, si l’Escamillo du baryton coréen Kyu Choi est plutôt correct, certaines bizarreries de phrasé auraient pu être corrigées.
Depuis la fosse, Maxime Pascal a bien du mal à canaliser un plateau qui bouge et danse beaucoup. Les décalages sont innombrables, y compris au sein même des ensembles. L’orchestre reste, en revanche, d’une belle tenue instrumentale, voire d’une distinction qui paraît, cependant, manquer un peu d’ombres portées et de contrastes pour Carmen.
LAURENT BARTHEL