La Monnaie, 5 et 20 juin
Initialement planifiée au printemps 2022 mais annulée alors pour cause de pandémie, la reprise bruxelloise de la Carmen de Dmitri Tcherniakov aura finalement permis à Peter de Caluwe de célébrer le 150e anniversaire de la mort de Bizet juste avant de terminer un mandat de dix-huit ans et de transmettre les clés de la Monnaie à Christina Scheppelmann. Rien n’a changé dans la démarche théâtrale radicale mais cohérente du metteur en scène russe, dont Mehdi Madhavi écrivait lors de la création aixoise du spectacle qu’il avait frappé fort, mais juste (voir O. M. n° 131 p. 30 de septembre 2017).
Le principe de départ – les personnages de l’opéra sont ici un couple de bourgeois et les employés d’une clinique de psychothérapie qui, tous, « jouent à Carmen » – a forcément pour conséquence de créer une distance supplémentaire entre le public et les chanteurs, régulièrement tenus de rappeler qu’ils ne sont pas vraiment ceux qu’ils jouent. On suit donc la soirée comme un exercice assurément brillant mais un peu vain, une Carmen ludique qui ravira ceux qui en connaissent déjà dix ou vingt autres lectures mais laissera sans doute sur le bord de la route ceux qui voient l’œuvre pour la première fois et y chercheront en vain toute trace espagnole.
Plaisir de privilégiés ? On se redit que, quelle que soit la logique économique des coproductions, un bon spectacle de festival ne fait pas nécessairement un bon spectacle pour un théâtre national, qu’il soit de répertoire ou de saisons : Bruxelles n’avait plus vu de Carmen depuis un quart de siècle, et une autre génération passera sans doute avant que l’œuvre y soit à nouveau visible dans une version moins détournée.
Répartie en deux équipes qui ne diffèrent que par les deux rôles principaux, la distribution – similaire sur nombre de points à celle d’Aix – séduit donc plus qu’elle n’émeut. Stéphanie d’Oustrac impressionne par son abattage, sa capacité à être plus encore la fille qui joue Carmen que Carmen elle-même, privilégiant d’ailleurs le plus souvent le registre supérieur – aisé et brillant – de sa voix comme si le médium et le grave étaient forcément réservés au domaine de l’émotion pure qui n’a pas sa place ici. Tout au contraire, Eve-Maud Hubeaux, qu’on sent parfois un peu moins à l’aise dans la théâtralité décomplexée qu’impose Tcherniakov, éblouit par un pur instrument de mezzo-soprano soyeux et sonore. Côté Don José, on peut préférer l’approche sobre mais toujours juste et les phrasés élégants d’Attilio Glaser au style vocal par trop extroverti d’un Michael Fabiano poussant le vibrato un peu loin.
Micaëla déjà expérimentée, Anne-Catherine Gillet apporte l’atout de ce timbre caractéristique, immédiatement reconnaissable à un très léger vibrato parfaitement contrôlé, sur lequel le temps ne semble avoir pas de prise, mais aussi un des talents théâtraux les plus aboutis, le spectacle bénéficiant encore d’un Escamillo de premier plan en la personne d’Edwin Crossley-Mercer, brillant sans être vulgaire et solide comme un roc. Qu’ils soient rescapés d’Aix 2017 (Christian Helmer en Zuniga, Pierre Doyen en Moralès ou Guillaume Andrieux en Dancaïre) ou nouveaux venus (Louise Foor en Frasquita, Claire Péron en Mercédès ou Enguerrand de Hys en Remendado), les comprimari sont tous impeccables.
Mais la triomphatrice de la soirée est sans doute Nathalie Stutzmann. Parce qu’elle se montre une fois encore souveraine dans la gestion du plateau, la coordination de l’ensemble et l’influx dramatique constant qu’elle apporte à la soirée. Mais aussi parce que, sans ostentation mais avec fermeté, elle remet l’église Carmen au milieu du village Bizet, reconstituant dans la fosse les éléments d’hispanité que le metteur en scène s’est acharné à faire disparaître sur scène. Une Espagne qui n’est jamais de carte postale ou superficielle, mais plutôt fière, ombrageuse mais sûre d’elle.
NICOLAS BLANMONT
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