La Monnaie, 30 octobre
Cette nouvelle mise en scène aurait dû voir le jour à Bruxelles, en juin 2020, mais la pandémie n’a permis sa création qu’en septembre 2021, à Vilnius, son coproducteur. Prenant la phrase du monologue de la Maréchale, « Cherche les neiges d’antan », comme fil conducteur, Damiano Michieletto place Der Rosenkavalier sous le signe de la fuite du temps et de la nostalgie d’un passé revisité ou fantasmé.
L’étonnant dispositif de Paolo Fantin dessine, en deux, voire trois espaces imbriqués – le premier en avant-scène, les deux autres sur des estrades de plus en plus hautes et en fond –, plusieurs niveaux de représentation, réelle, nostalgique ou symbolique. Des rideaux s’ouvrent et se referment, évoquant à la fois la magie du théâtre, le soulèvement des voiles de la mémoire ou la révélation de secrets d’alcôve : Zweig et Freud ne sont pas loin !
La neige est omniprésente, d’abord sous forme d’une « boule à neige » apportée, pendant le Prélude, par le petit serviteur Mohammed – ici, un nain d’âge mûr –, mais aussi par de très poétiques chutes de flocons, en différents coins du plateau, ou par un bonhomme de neige, qui finira par fondre.
La couleur blanche irrigue tout le plateau, en particulier lors de la « Présentation de la rose », s’accompagnant d’une énorme grappe de ballons blancs, qui traversera tout l’acte. L’ultime image de la soirée sera d’ailleurs Mohammed, lâchant un dernier ballon dans le ciel et le regardant s’élever avec un grand éclat de rire, conclusion de cette « mascarade viennoise ».
Omniprésente, y compris là où le livret ne la fait normalement pas intervenir, la Maréchale tire ici toutes les ficelles de l’action. Elle apparaît donc, à l’acte II, pour donner à Annina la fausse lettre de Mariandel au Baron Ochs, et au tout début du III, elle fournit à Octavian son déguisement pour l’auberge.
Ainsi, la Maréchale se montre l’âme de l’entreprise de discrédit sur le Baron, en faisant répéter à chacun son rôle, au milieu d’inquiétants corbeaux, images de la calomnie. Une omniprésence accentuée par l’apparition de ses différents doubles, à des âges divers.
Cette mise en scène, brillante et flatteuse pour l’œil, est servie par une direction d’acteurs au cordeau. On regrette seulement que la Maréchale, si elle gagne en vertu agissante, perde un peu de son mystère et de sa noblesse. On s’étonne de la voir, au III, congédier le Baron Ochs, en lui vidant un verre d’eau à la figure, ce dont une personne de son rang n’a nul besoin.
La réussite de la soirée doit beaucoup, aussi, à la qualité musicale. Alain Altinoglu sculpte la pâte orchestrale avec une fluidité, une gourmandise et une puissance rares, murmurant amoureusement telle phrase, ou grognant telle autre. Il sait, tour à tour, convoquer les orages wagnériens, l’ironie d’une marche de Mahler ou une transparence toute mozartienne, sans oublier l’indispensable chic pour suspendre le troisième temps d’une valse. Dommage, quand même, que la taille du plateau contraigne les chœurs du finale du II à être donnés en coulisse, à travers des haut-parleurs…
La deuxième distribution, que nous avons entendue, presque entièrement constituée de prises de rôles, est d’une belle homogénéité. Voix pleine, capable de longues tenues, comme d’aigus dardés, Julie Boulianne est un fougueux Octavian, très drôle aussi en Mariandel. Parfaitement assortie de timbre et de phrasé dans des duos enchanteurs, Liv Redpath offre une remarquable Sophie, aux aigus argentins suspendus et au médium corsé.
Passage réussi de Sophie à la Maréchale pour Julia Kleiter, qui apporte à cette dernière sa blonde beauté et son solide savoir-faire. Dans le détail, elle peut toutefois sembler un peu courte d’imagination dans les mots, sans parvenir non plus au sublime des moments clés : ainsi, le sol de « Da drin ist die silberne Ros’n », à la fin du I, ne flotte pas avec toute la magie attendue, à l’instar de l’entrée du trio « Hab’ mir’s gelobt ».
L’intelligence du texte, on la savoure, en revanche, au plus haut point chez Martin Winkler, Baron Ochs aussi truculent – et au vrai accent viennois ! – que subtil. Dommage que son baryton-basse, à l’aigu mordant, ne trouve pas la même plénitude dans le grave. Malgré une émission sensiblement moins facile qu’autrefois, Dietrich Henschel confère beaucoup de présence à Faninal, rôle pourtant sacrifié par la mise en scène.
Enfin, parmi les nombreux comprimari, tous judicieusement distribués, on remarque l’élégant Chanteur italien de Juan Francisco Gatell, à l’aigu radieux, et la désopilante Marianne de Sabine Hogrefe.
THIERRY GUYENNE