Théâtre du Capitole, 2 & 3 décembre
Créée au Scottish Opera, en 2017, en coproduction avec le Theater St. Gallen, cette mise en scène de La Bohème, vue par le duo franco-canadien Barbe & Doucet, oscille entre deux époques : le Paris contemporain et celui des « Années folles ».
Avouons que l’artifice de narration est un peu laborieux : le rideau s’ouvre sur un marché aux puces (Saint-Ouen ?), où une chanteuse, accompagnée à l’accordéon, interprète des succès de Mistinguett devant quelques touristes étrangers. Arrive une jeune femme assez souffreteuse – on est censé comprendre qu’elle est en chimiothérapie –, qui s’installe à la terrasse d’une boutique « Art déco ».
Le patron met un disque, sur un vieux phono ; les premiers accords de La Bohème retentissent dans un son crachotant, immédiatement repris par l’orchestre en fosse. La femme se prend alors à rêver de cet opéra, dont les personnages prennent corps devant ses yeux, la poussant à se glisser dans l’action comme Mimi.
On bascule ainsi au cœur des années 1920, période d’effervescence culturelle, dans laquelle André Barbe et Renaud Doucet transposent l’action, considérant que le public actuel n’a plus de référence sur le Paris de 1830. Nous croisons donc, au café Momus, des choristes habillés en Jean Cocteau, Serge Diaghilev, Ernest Hemingway ou Anna Pavlova, ce qui est amusant, quoiqu’un peu anecdotique. En revanche, il nous semble qu’identifier Musetta à Mistinguett est plus embarrassant qu’éclairant, pour le personnage comme pour l’histoire.
Le va-et-vient entre les deux époques ne se fait pas sans une certaine lourdeur (en particulier au lever de rideau du troisième acte, avec des policiers délogeant un SDF et une manif pour des produits laitiers !), et l’on regrette aussi que la fin de la représentation ne boucle pas la boucle, en nous faisant revenir au XXIe siècle. Mais il est indéniable que l’action, elle-même, est traitée avec beaucoup de lisibilité, dans de magnifiques costumes et de superbes lumières, avec une excellente direction d’acteurs, ce qui, après tout, est l’essentiel. Et l’on admire la dextérité à transformer, en un clin d’œil, la terrasse extérieure d’une brocante en intérieur de mansarde !
La force du spectacle est aussi de miser sur la jeunesse des interprètes, à commencer par le chef italien Lorenzo Passerini (31 ans), qui fait des débuts remarqués en France. À la tête d’un Orchestre National du Capitole en grande forme, il imprime un réel élan à la partition, dont il exalte les rutilances, comme les raffinements poétiques.
Jeunes également, les deux distributions, avec beaucoup de prises de rôles. Si on a entendu des Mimi plus pulpeuses et plus amples que Vannina Santoni, la voix est belle, homogène et facile, et l’artiste touche par l’élégance de son phrasé et la qualité d’un jeu tout en retenue. La soprano française est parfaitement assortie au Rodolfo plus expansif du ténor arménien Liparit Avetisyan (en remplacement de Kevin Amiel), à l’instrument généreux, malgré une tierce aiguë légèrement en retrait.
Quant à Marie Perbost, elle est évidemment, par son profil musical atypique, très à l’aise dans les deux chansons de Mistinguett, qu’elle entonne en lever de rideau, divinement accompagnée par l’accordéon de Michel Glasko. Elle se montre, ensuite, une flamboyante Musetta, à l’aigu conquérant dans sa fameuse « Valse » et capable de compassion au dernier acte.
En deuxième distribution, la soprano roumaine Andreea Soare assure Musetta avec classe et abattage, mais son français n’est pas très compréhensible dans les chansons, et son « Quando m’en vo » manque un peu d’insolence dans l’aigu. On la distribuerait plus volontiers en Mimi.
Du coup, le contraste n’est pas assez marqué avec Anaïs Constans, naguère une Musetta ! La soprano française détaille Mimi avec élégance et sensibilité, d’une voix qui a pris du corps et de l’ampleur, mais l’actrice reste assez gauche, guère aidée, il est vrai, par un Rodolfo tout aussi pataud. Le ténor azerbaïdjanais Azer Zada ne se montre pas, de surcroît, très à l’aise vocalement, avec une émission assez engorgée dans la quinte aiguë.
Les deux Marcello sont, en revanche, excellents, voix mordantes et sonores, avec davantage de bonhomie enfantine chez Mikhail Timoshenko et de sérieux chez Jérôme Boutillier. En Colline, nous avons de beaucoup préféré Guilhem Worms, basse chaleureuse, qui détaille son « Vecchia zimarra » avec émotion et simplicité, à Julien Véronèse. Ce dernier joue bien, mais il emphatise trop son air, avec, de plus, quelques problèmes d’intonation.
Le baryton clair et incisif d’Edwin Fardini, Schaunard sur toutes les représentations, complète avec pertinence le quatuor de larrons. Et l’on apprécie le soin apporté à distribuer tous les petits rôles, en particulier pour des Benoît et Alcindoro parfaitement différenciés et chantés par Matteo Peirone, et pour le truculent Parpignol d’Alfredo Poesina.
THIERRY GUYENNE