Opéras Boesmans posthume et abouti à Bruxelles
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Boesmans posthume et abouti à Bruxelles

23/12/2022
© Jean- Louis Fernandez

La Monnaie, 13 décembre

Philippe Boesmans (1936-2022), c’est, d’une certaine manière, Verdi et Puccini réunis. Comme l’auteur de Falstaff, le compositeur belge a terminé sa carrière avec une comédie. Comme celui de Turandot, il a laissé inachevé son dernier opéra. On purge bébé !, en effet, créé à la Monnaie de Bruxelles, dans une coproduction avec l’Opéra de Lyon (où le spectacle sera donné en juin), n’était pas tout à fait terminé, lorsque Philippe Boesmans s’est éteint, le 10 avril dernier. C’est son élève, ami et compatriote Benoît Mernier (né en 1964), qui s’est chargé d’écrire les 10 % qui manquaient.

Pour Benoît Mernier, une question s’est alors posée : comment achever On purge bébé ! ? En pastichant Boesmans ? En faisant du Mernier ? Avec beaucoup d’intelligence et de délicatesse, il a trouvé ce qu’il appelle lui-même « un équilibre mouvant », sachant que le livret (d’après la pièce éponyme de Georges Feydeau, créée en 1910) était entièrement écrit, lorsque Boesmans s’est éteint. Comme le raconte Benoît Mernier, « Philippe composait de manière tout à fait linéaire et chronologique, sans revenir en arrière » ; son apport a donc consisté à rendre l’ouvrage représentable, sans que l’auditeur ait l’impression d’entrer à la fin dans un autre univers musical, ni de sentir la moindre soudure malvenue.

Tel quel, On purge bébé ! illustre l’art d’un compositeur porté à son aboutissement. En choisissant une pièce comique, ce qui est rare de la part d’un musicien d’aujourd’hui (on peut citer Les Boulingrin d’Aperghis, d’après Courteline, créés à l’Opéra Comique, en 2010, avec, déjà, Jean-Sébastien Bou), Philippe Boesmans se lançait un défi à lui-même. Il y a le sujet, d’abord : l’histoire d’un couple face à leur enfant victime de constipation, le père ne pensant qu’aux pots de chambre en porcelaine qu’il espère vendre à l’armée française. Et, bien sûr, la langue de Feydeau, faite de répliques brèves, qu’une musique indiscrète ne pourrait que dilater ou enrober d’un trop-plein de lyrisme et de couleurs sonores, là où il faut faire mouche.

En élaborant le livret, Richard Brunel a coupé environ les deux tiers du texte d’origine, sans chercher à le moderniser, et a enlevé le personnage de Rose, la domestique. Mais qu’on le veuille ou non, il est impossible au chant de rivaliser avec la rapidité d’un dialogue, et Philippe Boesmans savait très bien ce qu’il faisait, en composant une musique à la fois sensuelle et acérée, comme à son habitude. Le récitatif, très efficace, ne s’interdit pas d’offrir quelques vocalises au rôle de Julie Follavoine, la femme du porcelainier (faut-il entendre « porcelet niais » ?), ni de ménager un bref duo amoureux inattendu entre les deux anti-héros. Rien ne traîne, mais tout est soigné.

L’Orchestre Symphonique de la Monnaie, pour sa part, réussit la prouesse d’être constamment volubile, sans jamais étouffer les chanteurs. Il n’y a que vingt-sept instruments dans la fosse, les bois graves et les percussions sont très sollicités, mais l’écriture subtile de Boesmans et la direction impeccable de Bassem Akiki servent toujours l’intelligence du texte.

Outre la question de l’inachèvement, On purge bébé ! pose également celle de la drôlerie en musique : s’il était besoin, on a ici une preuve supplémentaire que la musique, en soi, peut difficilement être drôle. On rit des péripéties ou des mots (avec les inévitables doubles sens sur « dérangé », « cabinet », « occupé », etc.), mais c’est un sourire de connivence qui saisit l’auditeur, lorsqu’il reconnaît une citation de l’Ouverture Les Hébrides de Mendelssohn, quand Bastien Follavoine cherche, dans le dictionnaire, où se trouvent les îles du même nom, ou un motif déformé de Parsifal, au moment où est brandi, tel le Graal, un pot de chambre en porcelaine.

Richard Brunel avait déjà mis en scène la pièce de Feydeau. Pour l’opéra, il a imaginé un décor naïf, coloré, au premier degré, dans lequel les personnages se déplacent sans cesse, mais sans agitation excessive. Il y a bien un ou deux poncifs (des pas de danse grotesques, une équipe de tournage, qui surgit avec micro et caméra), mais la mécanique est bien huilée, et parvient à épouser le tempo de l’action et de la musique.

Côté chanteurs, on ne peut qu’applaudir Jean-Sébastien Bou, qui trouve, avec le plus grand naturel, le profil comique et vocal de Follavoine. Il forme un duo irrésistible avec la Julie de Jodie Devos, toujours expressive et impertinente, même dans ses vocalises.

Au baryton et à la soprano, il faut un ténor : c’est l’empoté représentant du ministère de la Guerre, Aristide Chouilloux, par ailleurs infortuné cocu, incarné ici par Denzil Delaere (qui alterne avec Carlos Natale), toujours juste dans ce rôle caricatural, qui exige de la mesure et de la légèreté.

La mezzo-soprano Sophie Pondjiclis et la basse Jérôme Varnier n’interviennent que sur le tard, pour précipiter la déroute de ces messieurs, mais ils apportent leur grain de folie. Quant à Toto, il est joué, au début et à la fin, par un enfant (Martin Da Silva Magalhães, en alternance avec Aurelio Gamboa Dos Santos) et, dans les épisodes centraux, par un comédien très grand et très mince, Tibor Ockenfels, figure de la mauvaise foi de ses parents.

Au moment des saluts, l’équipe se retourne vers le fond du décor : une porte s’ouvre et voici qu’apparaît l’image de Philippe Boesmans, souriant et un peu moqueur, venant rappeler à tous qu’il reste vivant parmi nous, grâce au pouvoir de sa musique.

CHRISTIAN WASSELIN


© Jean-Louis Fernandez

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