La Monnaie, 15 septembre
Plusieurs décennies de « Regietheater », ou assimilé, n’ont pas épuisé la question : une mise en scène est-elle, non pas réussie, mais simplement recevable, si elle ne prend vraiment son sens qu’à la lecture de la note d’intention ? Ou, en l’occurrence, de ce qui en tient lieu, puisque le texte intitulé « J’avais un professeur de piano », que signe David Marton dans le programme de salle, relève davantage d’une réflexion, sinon d’une rêverie, autobiographique.
Encore faudrait-il qu’il éclaire une conception, de prime abord très personnelle, de La Dame de pique. Cheveux longs et habit de concert, le pianiste Alfredo Abbati, dont les embardées censément virtuoses ponctuent inopinément la partition, incarne bel et bien un double du metteur en scène hongrois. Et sans doute le vieil homme énigmatique qui tantôt l’observe, tantôt vagabonde, est-il ce fameux Ferenc, illustre professeur de l’Académie de musique « Franz Liszt » de Budapest, dont la dégaine se confond plus ou moins avec celle d’une Comtesse en charentaises.
D’aucuns n’ont pas manqué de fustiger la supposée laideur du spectacle, rebutés par un misérabilisme figurant en bonne place parmi les marqueurs d’iconoclasme. Il n’en demeure pas moins que les décors très graphiques de Christian Friedländer sont l’élément le plus frappant de la production. L’inconvénient de la transposition dans les rues et arrière-cours sordides d’une ville du bloc de l’Est, tout juste effondré, est qu’elle apparaît plus comme une stylisation des souvenirs d’adolescence de David Marton, que l’expression rationnelle d’une nécessité dramaturgique.
Dès lors, de même que dans La Bohème intersidérale perpétrée par Claus Guth, à l’Opéra National de Paris, en décembre 2017, c’est bien l’action du livret qui, assez vite, et bien qu’à quelques bizarreries près, se joue, rendant finalement assez anecdotique un hiatus plus ou moins perturbant avec la toile de fond – ici, « un monde en mutation, dans lequel il fallait apprendre que l’argent décide de tout ».
Et s’il arrive que l’ombre de Christoph Marthaler plane sur cette collection de solitudes, imperméables à la rumeur de la guerre, crachotée par une radio portative – comment supporter, sans cette mise à distance, d’entendre aujourd’hui un chœur d’enfants menacer les ennemis de la Russie ? –, le génie de l’absurde soudain bouleversant du grand homme de théâtre suisse fait cruellement défaut à celui qui fut son collaborateur.
En l’absence de cohérence dramatique, l’ensemble trouve une part de son salut dans la force de certaines de ses individualités. En matière de présence, Charlotte Hellekant et Laurent Naouri se posent là, aussi improbables l’une que l’autre en Pauline et Tomski – et assez peu recommandables sur le strict plan vocal. À l’inverse, Jacques Imbrailo phrase fort proprement l’air d’Eletski – quand il y faudrait une enveloppante distinction –, sans se départir d’une certaine fadeur.
Souvent trop mûre, à cause de l’ampleur des moyens qu’elle exige, Lisa bénéficie de la jeunesse pulpeuse d’Anna Nechaeva, avec assez de tension dans la ligne pour émouvoir au bord du canal d’Hiver. Dmitry Golovnin, lui aussi, contraste avec la tradition des Hermann gutturaux et sombres, grâce à une émission haute, parfois même d’une lumière presque svelte, mais jamais prise en défaut de métal, sculptant par la nuance cette avide détresse qui mène à la folie.
Enfin, la capacité de réinvention d’Anne Sofie von Otter laisse, une nouvelle fois, pantois. De son timbre reconnaissable entre mille ne subsiste, dans le registre il est vrai fantomatique de la Comtesse, que quelques ombres parsemées de lueurs fugaces. Assumant son âge (67 ans), mieux, ne reculant pas devant la tâche – peu flatteuse – de faire beaucoup plus, la mezzo suédoise dégage ce magnétisme distancié qui doit beaucoup à sa rencontre si fructueuse avec Christoph Marthaler, et teinte le murmure si châtié de la cavatine de Grétry d’un soupçon de gouaille inattendu.
Alliant fermeté et souplesse, face à un Orchestre Symphonique de la Monnaie dont les couleurs, hier ingrates et crues, sont peu à peu devenues franches et denses, depuis qu’Alain Altinoglu en a pris les rênes, Nathalie Stutzmann se confirme une remarquable cheffe de fosse. Creusant la matière en profondeur tout en ciselant les contours, elle soutient le plateau à chaque instant, avec un sens de la respiration et de l’architecture qui entraîne le drame vers des fulgurances d’un lyrisme éperdu.
MEHDI MAHDAVI