Opernhaus, 21 décembre
Parfait écrin, distribution idéale, mise en scène collant à son sujet et, en même temps, le renouvelant, avec un sens de l’image et des corps absolument saisissant : le miracle de L’incoronazione di Poppea par Calixto Bieito, à l’Opernhaus de Zurich, en juin 2018, pouvait, devait se renouveler, quatre ans et demi plus tard, dans Eliogabalo. Parce que, par le fond comme par la forme, l’ultime opéra conservé de Francesco Cavalli (1602-1676), alors jugé démodé – d’où son rejet, et son remplacement par la version d’un compositeur bien plus jeune –, apparaît comme l’écho, le prolongement du dernier « dramma per musica » de son maître Claudio Monteverdi.
Hélas, des causes comparables n’ont pas produit les mêmes effets. Du moins sur l’inspiration de l’iconoclaste metteur en scène espagnol, dont l’esthétique immuable de sexe et de sang, en phase pourtant avec la lettre du livret, tourne désespérément à vide. À l’arrière-plan, le décor change – un parking, une salle de conseil pour le Sénat des femmes, subterfuge d’Eliogabalo pour accumuler plus facilement les proies de son insatiable lubricité, où valdingueront des palmiers en pots, et un salon, avec une moto suspendue au-dessus d’un canapé capitonné de blanc –, mais les situations, inlassablement, se répètent.
En trois décennies d’existence, et d’exubérance, l’opéra public vénitien aurait-il épuisé ses cartouches, à commencer par sa vision critique de l’amoralité des empereurs romains ? Dans le genre, peu recommandable, de l’anti-héros effeminato, Eliogabalo ferait, en effet, passer Nerone pour un enfant de chœur. Et sans doute son obsession de la chair – qui le mènera, ici, jusqu’à s’émasculer – n’est-elle pas étrangère à cette impression que l’action ne va nulle part. Comme un cercle vicieux, auquel il n’est possible d’échapper que si quelqu’un se décide à le tuer – là encore, ceux qui en auraient la possibilité et le moyen n’en finissent plus de tergiverser.
S’y ajoutent, dans l’excès d’un désordre volontiers dénudé, des jalousies intempestives, des désirs inassouvis, des tentatives de viol, des relations homosexuelles, des travestissements, des crises d’hystérie, féminine et masculine… Calixto Bieito en épuise le potentiel théâtral en moins d’une demi-heure, comme incapable de doser ce jaillissement continu de violence.
Les interprètes, au moins, jouent et se donnent à fond – tout le contraire de la production chic et aseptisée de Thomas Jolly, pour la création de l’œuvre à l’Opéra National de Paris, en 2016. Et quelles bêtes de scène ils sont tous ! Exceptons Siobhan Stagg, dont les vertus mozartiennes – et la projection modeste – pèsent bien peu, en Anicia Eritea, face à la flamme qui dévore, dans des registres très dissemblables, Anna El-Khashem et Sophie Junker.
La première, dont la Susanna des Nozze di Figaro, certes au pied levé, au Palais Garnier, en janvier 2022, était loin de révéler pareil tempérament, est une Flavia Gemmira torride et éperdue, constamment sur le fil du rasoir, dans son refus de céder à Eliogabalo, en épuisant l’un après l’autre tous les stratagèmes. La seconde dessine, avec un art envoûtant du cantar recitando, une Atilia Macrina d’une lumière vibrante.
Il suffit d’un son à Beth Taylor pour rendre crédible son travestissement en Giuliano Gordio, authentique contralto de bronze fuligineux, hérissé d’accents d’une ardeur explosive. L’Alessandro Cesare de David Hansen n’atteint pas, en revanche, l’évidence de son Nerone de 2018, dès lors que l’émission trop souvent se crispe dans les hauteurs de la tessiture, malgré l’étendue de son instrument.
Toujours flanqué de Lenia – pour laquelle Mark Milhofer semble s’être inspiré, outre la chevelure blanche, de Meryl Streep dans The Devil Wears Prada (Le Diable s’habille en Prada, 2006) de David Frankel – et Zotico, offrant tout loisir à Joel Williams, vêtu d’un simple slip pendant un bon tiers de la représentation, de montrer qu’il a le physique de l’emploi, Eliogabalo trouve en Yuriy Mynenko la voix de falsettiste la plus charnue et insolente qui se puisse imaginer, galbant les courbes cavalliennes avec une venimeuse sensualité.
À la tête de La Scintilla, l’ensemble sur instruments d’époque de l’Opernhaus de Zurich, déployé en effectif quasi orchestral dans ce répertoire où le continuo se suffit souvent à lui-même, le violoniste Dmitry Sinkovsky surprend ceux qui ne savent pas qu’il est aussi contre-ténor, en se tournant vers la salle, au retour de l’entracte, pour chanter un air, les cheveux soudain détachés. Avec ce même naturel qu’il insuffle à la conduite expressive d’une réalisation à la fois limpide et colorée de la partition.
MEHDI MAHDAVI