Théâtre du Capitole, 6 octobre
Pour son entrée au répertoire du Théâtre du Capitole, Rusalka bénéficie, une fois encore, de l’inventivité foisonnante de Stefano Poda. Comme cela avait déjà été le cas, il y a trois ans, avec Ariane et Barbe-Bleue, le spectateur est, dès le lever de rideau, transporté dans un univers déroutant et fascinant à la fois. Celui des contes, où le rêve et la mort, la passion insolente et la cruauté des hommes semblent tirer les ficelles d’un drame, dans lequel chacun de nous a loisir de se reconnaître.
Quelques images fortes suffisent à nous entraîner vers des confins mystérieux, ouverts à toutes les incertitudes. Les premier et troisième actes ont ainsi pour cadre un gigantesque plan d’eau qui, entre des murs translucides, occupe la scène entière. Là, à peine vêtus d’étoffes laissant deviner leurs formes, une quinzaine d’ondins et d’ondines, que l’on croirait échappés d’un tableau de Böcklin, évoluent mollement, puis constituent soudain d’étranges reliefs visqueux.
Deux mains gigantesques descendent des cintres. Deux autres s’y ajouteront plus tard. En fonction de leur situation, elles symbolisent apparemment le besoin d’évasion ou l’enfermement, au sein de ce milieu aqueux, aux couleurs uniformément pâles. Image d’une maternité espérée et, cependant, fort improbable, une géode brisée, enserrant un fœtus, se rajoute à ce dispositif, lorsque Rusalka délivre son célèbre « Chant à la lune ».
Au deuxième acte, on retrouve ces mêmes personnages, tous portant beau avec leurs vêtements d’apparat et leurs blanches crinières. Tels des automates, ils évoluent dans une ambiance proche d’un cauchemar informatique. Leurs étreintes sonnent faux, leurs danses sont sinistres. Cela n’a-t-il pas commencé d’ailleurs avec cet amas de déchets plastiques, que le Garde-chasse et le Marmiton s’employaient à ramasser, comme il est désormais nécessaire de le faire sur nos plages ? Tout en jouant à fond la carte du merveilleux, Stefano Poda rend ainsi très actuelle cette confrontation entre deux mondes : celui, inviolé, qui persiste sous les eaux, et celui qui, en surface, n’est plus qu’une parodie de la vie.
Comment ne pas saluer le mérite qu’ont la plupart des solistes et des danseurs à se mouvoir constamment dans ces étendues liquides bien réelles, dans lesquelles certains vont même parfois jusqu’à s’engloutir ? Anita Hartig, qui effectue là une notable prise de rôle, offre à Rusalka une voix énergique, un peu trop tendue à certains moments, mais qui toujours parvient à émouvoir, tant par son intensité dramatique que par ses ardentes envolées. Piotr Buszewski, en Prince, lui répond avec des qualités équivalentes d’engagement et de flamboiement.
Sans surprise, Béatrice Uria-Monzon dessine habilement le portrait, pas très sympathique au demeurant, de la Princesse étrangère. Si l’on peut émettre quelques réserves sur l’état vocal de Claire Barnett-Jones (mais les sorcières doivent-elles avoir une voix de velours ?), on ne peut qu’applaudir à l’interprétation remarquable d’Aleksei Isaev, au timbre somptueux, laissant deviner tout ce qu’il y a en lui de noblesse, mais aussi de tendresse. Les trois Dryades, et tout particulièrement la soprano ukrainienne Valentina Fedeneva, n’appellent que des éloges, à l’instar de Fabrice Alibert et Séraphine Cotrez, qui transforment des rôles, somme toute anecdotiques, en premiers plans.
Habitué de ce théâtre, où il a dirigé déjà Parsifal (2020), Elektra (2021) et Die Zauberflöte (2022), Frank Beermann fait passer, dans les différentes voix de l’Orchestre National du Capitole, le lyrisme puissant, les couleurs moirées, la séduisante étrangeté, le souffle profondément humain, tout ce qui, en un mot, fait de l’opéra de Dvorak un chef-d’œuvre.
PIERRE CADARS