Quelque trente-cinq ans après la recréation mémorable d’Atys par William Christie et Jean-Marie Villégier, qui marqua alors les esprits en ressuscitant la tragédie lyrique française, l’œuvre de Lully fait aujourd’hui l’objet d’une nouvelle lecture, portée par le tandem Leonardo García Alarcón/Angelin Preljocaj, présentée pour la première fois au Grand Théâtre de Genève (voir O. M. n° 181 p. 43 d’avril 2022), puis reprise à l’Opéra Royal de Versailles. C’est sans doute parce que les chefs-d’œuvre exigent d’être constamment réinterprétés, confrontés à l’imaginaire de chaque époque, que cette relecture singulière s’impose avec tant d’évidence. C’est dans cet esprit que, loin de raviver les fastes baroques de la version de 1987, Preljocaj impose une vision résolument contemporaine, s’émancipe des codes de la reconstitution et érige une allégorie universelle sur la nature, l’amour et le destin. Les Métamorphoses d’Ovide ne cessent de nourrir l’imaginaire contemporain, du cinéma (Métamorphoses de Christophe Honoré, 2014) à l’opéra (Like flesh de Sivan Eldar, 2022).
La relecture proposée par Angelin Preljocaj s’inscrit dans cette filiation, tout en entrant en résonance avec les incertitudes de notre époque. Le récit, quant à lui, conserve toute sa puissance tragique : Atys, grand prêtre de la déesse Cybèle, affirme ne pouvoir aimer, tout en brûlant en secret pour Sangaride, promise au roi de Phrygie. Éprise de lui et trahie, Cybèle le plonge dans la folie. Atys tue Sangaride dans un accès délirant, avant de mourir. Créée en 1676 dans la Salle des Ballets du château de Saint-Germain-en-Laye, avec un faste éblouissant, cette tragédie lyrique bouleverse alors les spectateurs en osant, pour la première fois sur une scène française, faire mourir son héros.
S’inspirant de Spinoza – selon qui l’âme et le corps ne font qu’un –, Angelin Preljocaj défend la conviction que le langage corporel peut atteindre l’âme avec une intensité égale, voire supérieure à celle de la raison, du verbe et de l’esprit. Il choisit ainsi d’abolir la frontière entre chant et danse, mêlant récitatifs, airs et ballets en un seul flux expressif. Les chanteurs entrent en mouvement, les danseurs dédoublent ou prolongent l’action scénique, noués par des cordes figurant les liens amoureux. Si ce flux chorégraphique continu peut parfois nuire à la clarté du texte et de l’intrigue, il insuffle à l’opéra une dynamique organique et sensorielle d’une grande originalité.
La scénographie de Prune Nourry, d’une esthétique biomorphique et ritualisée, imprime au plateau une froideur minérale, à la fois symbolique et intemporelle. Sa proposition plastique culmine dans le dernier acte avec l’apparition d’un saisissant arbre de vie constitué de cordages noirs, inspiré de la théorie des cordes, dans lequel Atys finit par se fondre, comme absorbé par un réseau de veines tendues. De son côté, Jeanne Vicérial habille les corps d’une mode hybride, à la croisée du streetwear, du théâtre nô et de l’art textile. Ses créations oscillent entre vêtement et sculpture vivante, conférant aux personnages un imaginaire à la fois archaïque et futuriste.
La distribution vocale se montre homogène et intensément investie : Matthew Newlin prête à Atys une tension fiévreuse, entre fragilité et exaltation ; Ana Quintans incarne une Sangaride au timbre cristallin, émouvante de retenue ; Giuseppina Bridelli impose une Cybèle d’une puissance dramatique implacable. À la tête de la Cappella Mediterranea et du Chœur de Chambre de Namur (Chœur du Grand Théâtre de Genève pour le DVD), Leonardo García Alarcón déploie toute la sensualité de la partition avec un souffle vibrant, jusqu’à suspendre le temps dans le fameux passage du « Sommeil » à l’acte III.
Cette production ne ressuscite pas Atys, elle le réincarne : « l’opéra du roi » renaît en une fresque contemporaine où chorégraphie, lyrisme et arts plastiques fusionnent avec intelligence.
CYRIL MAZIN
2 CD, 1 DVD & 1 Blu-ray Château de Versailles Spectacles CVS113