Palais Garnier, 2 mai
Ariodante n’avait pas été repris à l’Opéra National de Paris depuis 2001, et l’affront fait à l’œuvre, au sens dramatique du compositeur et aux interprètes – la malheureuse Anne Sofie von Otter, juchée sur un faux cheval –, par l’indéfendable vision de Jorge Lavelli. Cet affront, Robert Carsen le lave, assurément, en déployant, avec un faste digne des ors du Palais Garnier – et du Metropolitan Opera de New York, coproducteur du spectacle –, un vocabulaire et une grammaire scéniques qui, s’ils lui sont devenus standards, demeurent d’une parfaite efficacité.
Une famille royale en Écosse ? Voici donc les Windsor à Balmoral – hautes boiseries vertes et tapis de tartan assortis aux kilts de ces messieurs, dans un agencement où la symétrie est érigée en principe. L’intrigue, reprise du Roland furieux (Orlando furioso) de l’Arioste, n’est-elle d’ailleurs pas digne du scénario d’un – bon – épisode de la série The Crown, entre alignements de valets de pied et hordes de paparazzis, manigances et révélations en Une des tabloïds ?
La direction d’acteurs occupe supérieurement l’espace, à défaut de dessiner, à partir de figures moins archétypales que dans l’ordinaire du « dramma per musica » du XVIIIe siècle, des personnages d’une grande profondeur psychologique. Polinesso, très bad boy, grille cigarette sur cigarette et pose un pied sur une chaise – crime de lèse-décorum, s’il en est –, tandis qu’Ariodante, son antagoniste, apparaît en gentil garçon sensible, dessinant d’après le vif les cerfs que le Roi et sa cour sont occupés à chasser, et dont les têtes ornent les perspectives infinies de galeries d’apparat, également ponctuées de rutilantes armures.
Les chorégraphies de Nicolas Paul – les ballets des actes I et II ont été conservés – font également mouche, qui tirent des danses censément traditionnelles vers une expression d’une pertinence de bon aloi, à défaut d’originalité. La remarque vaut aussi pour un finale en forme de pirouette, absolument dans l’esprit du prolifique metteur en scène canadien, qui a utilisé ce genre de subterfuge « touristique », que nous nous garderons bien de dévoiler, en d’autres occasions – notamment dans Armide de Lully, au Théâtre des Champs-Élysées, en 2008.
Allier ainsi, dans le carcan formel imposé par l’« opera seria », la noirceur nocturne d’un drame qui se dénoue aussi vite qu’il s’était noué, sans que ses protagonistes et victimes n’en saisissent vraiment les tenants et les aboutissants, et le bon goût d’un divertissement pas un seul instant menacé par l’ennui, n’est-il pas, en somme, la quadrature du cercle ? Surtout quand la fosse fait tout pour, sinon l’anesthésier, du moins l’aseptiser.
Aux Musiciens du Louvre succède, vingt-deux ans plus tard, The English Concert qui, malgré un nombre d’instrumentistes plutôt supérieur à la moyenne des formations haendéliennes actuelles, s’avère nettement moins rutilant que le grand effectif déployé par Marc Minkowski. Aussi musical que lisse, l’ensemble ne fait, en cela, que répondre aux sollicitations toujours mesurées de son directeur artistique, un Harry Bicket qui, sans doute, lutte avec un flegme tout britannique – pardon pour le préjugé – contre les excès de la passion. Et dire que ce chef sera de retour, la saison prochaine, cette fois au pupitre de l’orchestre maison, pour la reprise de Giulio Cesare…
Saura-t-il, alors, lui inculquer les rudiments de la pratique « historiquement informée », pour l’heure plus ou moins intégrés par les solistes vocaux ? À cet égard, Christophe Dumaux a, sur ses partenaires, plusieurs longueurs d’avance. D’autant que l’ornementation variée et intrépide, l’infaillible précision des traits rapides, l’impact jouissif des sauts de registre s’ajoutent à l’insolence d’une présence physique immédiatement percutante, qui rend presque séduisant, quoique tout sauf sympathique, le vil Polinesso.
Si sa basse n’a rien d’enveloppant, ni de distingué, Matthew Brook a, pour le Roi d’Écosse, l’avantage de l’autorité et d’une ligne savamment cultivée. Une technique aguerrie, bien qu’assez indifférente aux exigences stylistiques de ce répertoire, ne peut, en revanche, compenser le côté pincé que le ténor d’Eric Ferring confère à Lurcanio.
De Dalinda, le soprano étonnamment ombré de Tamara Banjesevic n’a ni la vélocité, ni la facilité dans le haut de la tessiture. Mais sa manière, dans ce contexte musical trop policé, de sortir parfois des clous lui donne mieux qu’un certain charme.
Il manque, certes, à la Ginevra d’Olga Kulchynska quelques angles, dans la hargne (« Orrida a gl’occhi miei »), comme dans le désespoir (« Il mio crudel martoro »), voire dans la jubilation (« Volate, amori ») – il faudrait ici que le tempo la stimule un peu plus. Comment ne pas succomber, cependant, à cette émission soyeuse, dont le naturel et la fluidité enchantent autant qu’ils touchent ?
Il faut un certain temps à Emily D’Angelo pour prendre la mesure de l’espace, et y projeter sur tout l’ambitus les couleurs veloutées de sa large palette. Mais, une fois admis que la vocalisation legatissimo de « Con l’ali di costanza » frustrera, peut-être, ceux qui attendent de la colorature baroque davantage de ressort virtuose – alors même que la longueur du souffle laisse pantois –, son Ariodante atteint des sommets belcantistes. Dans un « Scherza infida » prostré et frémissant, à fleur de timbre, et dans « Dopo notte », dont chaque note, jusqu’au vertige dans le da capo, porte à l’exultation.
MEHDI MAHDAVI