Philharmonie, 8 octobre
Pascal Dusapin a déjà utilisé à deux reprises le terme d’« opératorio », inventé par Stravinsky et Cocteau pour Oedipus Rex : pour Melancholia en 1991 et pour son dernier ouvrage lyrique, Il Viaggio, Dante en 2022. Comme on le comprend aussitôt, il s’agit de qualifier une forme qui se situe entre l’opéra et l’oratorio et dont l’action est à bien des égards plus mentale ou spirituelle qu’effective. Si cette appellation convenait parfaitement à Il Viaggio, dont l’avancée dans les cercles de l’Enfer était avant tout symbolique, elle convient moins à son nouvel opus, Antigone, qui vient d’être créé à la Philharmonie de Paris et s’appuie sur la pièce de Sophocle dans la très inspirée traduction allemande qu’en a faite Hölderlin. Car on est face à une vraie œuvre théâtrale, forte, puissante, inexorable comme l’est la tragédie. Certes, il ne se passe pas beaucoup de choses pendant l’heure quarante que dure la représentation, mais ce qui s’y joue est intense, progressif et avance comme un piège qui se referme sur lui-même – la fameuse « machine infernale », pour reprendre Cocteau. En vérité, sur bien des plans, cette Antigone fait penser à Elektra : même durée, même rébellion contre le pouvoir en place et l’autorité (Antigone contre Créon ici, Elektra contre Klytämnestra là, même si dans le premier cas, c’est surtout l’évolution de Créon qui est notable), même cheminement dramatique pour des faits qui se déroulent hors scène et qui sont plus commentés que représentés, mêmes sonorités gutturales, enfin, de l’allemand – puisque le compositeur, qui a déjà utilisé plusieurs langues, dont l’anglais et l’italien, privilégie ici celle de Goethe.
Mais la comparaison ne s’arrête pas là. Sur le plan musical aussi, cette Antigone fait penser au chef-d’œuvre de Strauss. Par sa noirceur, son expressivité, sa touffeur, son archaïsme qui s’abattent sur le spectateur et le tiennent en haleine tout au long de la représentation. Certes, l’écriture de Dusapin est bien différente de celle de son aîné allemand, mais il convoque de la même manière un orchestre important, fait sonner tous les pupitres avec vigueur, presque violence, alterne les registres, passant du tonal à l’atonal sans que jamais aucun ne prenne le dessus ou se sente pris dans un dogmatisme esthétique. Et de la même manière, il fait se succéder des moments d’intensité maximale, où le climax est à son comble, des moments de douceur où la poésie prend le dessus et où le compositeur fait valoir toute sa science de l’orchestration. En témoignent ces différents passages uniquement orchestraux, comme les interludes, dans lesquels la flûte alto, qu’il qualifie « d’instrument de l’émotion », est jouée comme le ney oriental et tout à coup installe presque un climat de rêverie qui rendra encore plus saisissante la sauvagerie à venir.
De la même manière que dans l’écriture orchestrale, Dusapin ne s’interdit rien et explore toutes les possibilités dans l’écriture pour les voix, du suraigu et du cri au plus grave et au presque parlé. Toutes les tessitures sont d’ailleurs utilisées. La mezzo Christel Loetzsch, vieille complice du compositeur (elle était déjà sa Penthesilea dans l’opéra du même nom et le jeune Dante dans Il Viaggio, Dante) est une Antigone à la voix puissante, d’autant plus impressionnante que sa détermination va de pair, en scène, avec une parfaite sérénité. Sa sœur Ismène, interprétée ce soir par une Anna Prohaska souffrante, « doublée » dans la fosse par Camille Chopin, est la Chrysothémis de l’histoire, ses aigus de soprano répondant parfaitement aux raucités de l’héroïne. Passionnant est le Créon de Tómas Tómasson, qui passe de l’autorité inflexible au pauvre hère qui a tout perdu – et son timbre de baryton-basse, comme celui que requièrent Wotan ou Amfortas, n’est-il pas celui qui traduit le mieux ces personnages pleins de doutes et de contradictions ?
Les autres rôles sont très bien tenus et toujours en situation – le baryton Jarrett Ott en Messager et le ténor Thomas Atkins en Hémon, l’amoureux d’Antigone. Mais c’est en écrivant le rôle du Coryphée pour un contre-ténor (Serge Kakudji) que Dusapin a eu une idée de génie : il complète l’étendue du spectre vocal et renvoie à un autre univers culturel qui élargit encore la portée de l’œuvre.
Dans un décor minimaliste habillé par d’abstraites et expressives projections vidéo, Netia Jones signe une mise en scène qui relève plus de la mise en espace (mais la Philharmonie, il est vrai, n’est pas un théâtre), tandis Klaus Mäkelä dirige l’Orchestre de Paris avec une sûreté, une précision et une maîtrise qui, compte tenu de son jeune âge, impressionnent.
PATRICK SCEMAMA
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