Éditorial Aïe, ça coupe ! (éditorial du numéro de n...
Éditorial

Aïe, ça coupe ! (éditorial du numéro de novembre)

24/10/2022

Les nouvelles productions de La Juive, au Grand Théâtre de Genève, et Lakmé, à l’Opéra-Comique, dont vous pouvez lire mon compte rendu dans ce numéro, posent, pour la énième fois, le problème des coupures.

Les compositeurs eux-mêmes, on le sait, n’hésitaient pas, au cours des répétitions précédant la création ou lors de reprises, à tailler dans leur propre musique. Pour tenir compte des contraintes horaires, des capacités vocales de la distribution, des possibilités techniques des théâtres… Tous l’ont fait, y compris les plus imbus de leur art.

Chefs d’orchestre, metteurs en scène, chanteurs, voire directeurs de théâtre, ont pris le relais dans la période moderne, maniant les ciseaux avec entrain, souvent pour les mêmes motifs qu’autrefois. Sauf qu’il ne s’agit pas de leur musique et que leur légitimité peut, à chaque fois, être discutée – ce que bien peu d’entre eux acceptent !

Avant même d’aborder la question de la pertinence des coupures, évacuons celles qui fâchent le plus. Soit parce qu’elles sacrifient des passages indispensables à la compréhension de l’intrigue ou de la psychologie des personnages, comme c’est souvent le cas pour les récitatifs secs des « opere serie »du XVIIIe siècle ; soit parce qu’elles aboutissent à des enchaînements harmoniques absurdes – la soi-disant intégrale de La Juive, enregistrée par Philips, entre 1986 et 1989, avec Julia Varady et José Carreras, en offre l’un des exemples les plus catastrophiques.

Quant aux coupures n’ayant aucun impact sur le plan dramaturgique, ni harmonique, sont-elles aussi indolores qu’on pourrait le penser, notamment dans le cas des ballets du « grand opéra » français ? S’agissant de La Juive, toujours, je me suis aperçu que je n’avais jamais vu le numéro de la partition intitulé « Pantomime et Ballet », à l’acte III, introduit par le Majordome (personnage supprimé au passage…) sur ces mots : « Devant vous, mes seigneurs, l’aventure d’amour de la tour enchantée va pendant ce festin être représentée ! Entrez, entrez, trouvères et jongleurs ! ».

Intrigant, non ? Ces trente dernières années, Dresde, Stuttgart et Zurich sont apparemment les seuls théâtres à l’avoir offert à leur public – et encore, en y pratiquant, semble-t-il, des coupures. Les metteurs en scène estiment, sans doute, que ce morceau ralentit la progression de l’intrigue et qu’il tombe comme un cheveu sur la soupe dans cette œuvre d’une rare cruauté. Je l’entends. Mais supprimer la partie chorégraphique d’un « grand opéra », n’est-ce pas lui couper une jambe ? Le drame gagne en concision ; l’aspect « divertissement », censé apporter un répit et un contrepoint dans la tragédie, en prend un sérieux coup.

Ceci dit, qui se soucie encore de divertissement à notre époque, où même les titres n’ayant pas d’autre vocation que de faire rire ou rêver, doivent absolument inviter le public à « réfléchir » sur les correspondances entre l’intrigue et les enjeux politiques ou sociaux du moment ? Foin du plaisir, vive la prise de tête !

Venons-en, maintenant, à la récente Lakmé de l’Opéra-Comique, qui interroge sous plusieurs angles, à commencer par la suppression du « Ballet des Bayadères », au II (pourtant, il ne s’agit pas d’un « grand opéra » !). Elle a été décidée à la fin des répétitions, puisque le livret publié dans le programme de salle, sous le titre « Version Opéra-Comique, septembre 2022 », fait mention d’« Airs de danse : Terâna, Persian » que nous n’avons pas entendus.

D’abord, il aurait fallu glisser un rectificatif dans le programme de salle. Ensuite, pourquoi le ballet a-t-il disparu ? Parce qu’il ralentissait la progression du drame, j’imagine. Mais est-ce bien sérieux, s’agissant de six minutes de musique ? Par ailleurs, même si la conception scénique de Laurent Pelly se veut résolument dépouillée, il me semble que des danses s’y seraient intégrées sans dommage.

Plus généralement, les coupures pratiquées laissent perplexe. Ainsi de la minuscule intervention des chœurs, au début de la « Scène et Légende de la fille du Paria » (« Écoutons la -légende, écoutons ! ») : j’ai beau me creuser les méninges, je n’en vois pas le motif. De même, Raphaël Pichon, dans des propos retranscrits dans le programme de salle, annonce : «  Nous avons coupé l’entracte des Fifres qui n’a plus lieu d’être, entre les actes I et II. » Pourquoi n’a-t-il plus lieu d’être ? Le chef ne le dit pas. Sans doute cette page n’ajoute-t-elle rien à l’histoire, mais c’est de la si jolie musique ! Et elle dure à peine plus d’une minute…

Pinaillage sur des détails, somme toute anecdotiques, au regard de l’impression globalement positive laissée par la production ? Peut-être. Mais leur accumulation finit par diffuser une sensation de malaise. Jusqu’où un chef et/ou un metteur en scène peuvent-ils aller quand ils font œuvre de démiurge ?

RICHARD MARTET

Pour aller plus loin dans la lecture

Éditorial Lueurs d'espoir

Lueurs d'espoir

Éditorial Diversité

Diversité

Éditorial Perspectives

Perspectives