Nationaltheater, 15 mai
Oser une nouvelle mise en scène d’Aida aujourd’hui, c’est prendre fatalement le risque, sinon d’un échec cuisant, du moins de multiples frustrations. Au vu de nos exigences théâtrales actuelles – fastes plus mesurés, direction d’acteurs plus remuante, mais souvent incompatible avec un chant qui reste périlleux, voire « rectitude politique », imposant d’expurger le livret d’une part grandissante de sa substance –, quelle marge de manœuvre reste-t-il ?
L’égyptologie de grand-papa n’a plus droit de cité, mais au moins avait-elle l’avantage de fonctionner a minima. En témoignent les quelques productions anciennes qui ont pu ressurgir, ces dernières années, à Vérone, Vienne ou Madrid, scénographies qui n’ont jamais cherché à faire d’Aida autre chose qu’une splendide pièce de musée. À défaut d’une stylisation radicale (Robert Wilson, cas d’espèce), voire de la capitulation d’une version de concert, reste l’option de prudentes transpositions, soit à l’époque coloniale, soit dans un contexte de guerres modernes où, hélas, le terrain se révèle, en définitive, encore plus miné.
Au Bayerische Staatsoper de Munich, le metteur en scène italien Damiano Michieletto n’échappe pas à cette malédiction. Pourtant, l’intelligence de son concept, qui identifie bien les écueils et tente de louvoyer en évitant le pire, aurait pu s’avérer gratifiante. Mais la proposition reste trop pauvre, dans un décor de gymnase dévasté, où les vestiges d’installations sportives sont progressivement ensevelis sous un monceau de cendres, résidus noirâtres qui tombent du plafond, percé de multiples trous d’obus.
Ici, le conflit paraît plutôt civil, entre factions rivales, et sans véritables vainqueurs, le triomphe de Radamès se résumant à la remise de décorations à une rangée de soldats éclopés, physiquement et mentalement, dont le vécu indélébile est rappelé par de traumatisantes vidéos de massacres et de visages mutilés en gros plan. Un message ni benoîtement pacifiste, ni basiquement anti-militariste, mais simplement d’un fatalisme déprimant.
Caractériser plus subtilement les personnages aurait pu ajouter un peu de vie dans ce chaos, mais malheureusement, Damiano Michieletto se contente d’éviter les attitudes trop convenues, transférant l’essentiel du sens sur une figuration qui ne fait qu’encombrer. Resserrement du cadre oblige, la situation s’améliore aux actes III et IV, et le curieux tableau final, irruption dans le tombeau de Radamès et Aida d’une sorte de fête populaire rêvée (un bal musette ? dans un pays fraîchement libéré ?), tente de conclure par quelques images plus originales, mais il est déjà trop tard.
Musicalement, la soirée a bien davantage de relief, la baguette tempétueuse de Daniele Rustioni lui apportant même son lot de spectaculaire. Des accentuations fiévreuses, beaucoup de volume, mais aussi un bon soutien du chant, l’extraordinaire culture instrumentale de l’orchestre corrigeant, par un apport décisif de couleurs et de velours, ce que la direction turbulente du chef italien peut conserver d’un peu simpliste.
Le Radamès du ténor américain Brian Jagde ne fait pas non plus dans la dentelle, avec une voix considérable, cuivrée, trompettante, mais peu sensible à la nuance piano, qui paraît même techniquement impossible à obtenir. L’Amneris d’Anita Rachvelishvili n’est pas moins prodigue en décibels, mais la voix de la mezzo géorgienne, ce soir, donne l’impression de n’avoir pas récupéré d’une crise technique qui menace de rester durable, avec un aigu qui vacille, voire quelques notes très laides (sol dièse, la, si bémol), quand elles ne sont pas tout simplement hors de portée.
Somptueux Ramfis de la basse roumaine Alexander Köpeczi, véritable révélation, qui éclipse l’Amonasro très digne, mais assez pâle, de son compatriote, le baryton George Petean. Nous reste, en beau lot de consolation, l’Aida toujours sensible d’Elena Stikhina, mais qu’on a déjà pu écouter dans un contexte scénique moins ingrat pour le rôle, et aussi moins stressant qu’au cours de cette soirée de première relativement chahutée. À Salzbourg, l’été dernier, la voix de la soprano russe s’épanouissait avec davantage de luminosité.
Laurent Barthel