Nationaltheater, 5 mars
Dmitri Tcherniakov s’arrange toujours pour s’appuyer sur un centre de gravité inédit, excentré, point de bascule sociétal ou psychiatrique. On apprécie ou on déteste, mais il peut arriver que les planètes s’alignent. Pas une seule huée, à l’issue de cette ahurissante vision de Guerre et Paix (Leningrad [Saint-Pétersbourg], 1946), coproduction entre le Bayerische Staatsoper de Munich et le Liceu de Barcelone, même pas lors de l’apparition d’un metteur en scène sombre et tendu, presque déconcerté par l’accueil unanimement enthousiaste qui lui est réservé.
Un seul décor : une reconstitution de la salle d’apparat de la Maison des Syndicats, à Moscou. Avec sa colonnade et ses lustres, il s’agit d’un endroit officiel bien connu, a priori un cadre propice, au moins pour les premières scènes. Au problème près que ce lieu apparaît, d’emblée, squatté par une horde de réfugiés, hommes, femmes, enfants, fuyant on ne sait trop quelle menace extérieure et vivant là continuellement entassés, en vase clos.
Matelas, baluchons, parkas, doudounes : de cette masse informe émergent, un à un, tous les personnages, progressivement dégrossis. Un travail psychologique minutieux, quasiment une technique de sculpteur au burin, à partir de ce matériau humain anonyme, population qui trompe son ennui en participant à un jeu de rôles géant : d’abord, on rejoue les passages les plus marquants d’un classique du roman russe ; ensuite, on se livre à des simulations guerrières, de plus en plus violentes ; enfin, on bascule dans des scènes d’hystérie collective, où l’on finit par s’entretuer vraiment.
Après une nécessaire phase d’acclimatation, il devient impossible de se soustraire à la fascination qu’exerce un tel travail, dont la plus grande force demeure son ambiguïté, toutes les lignes de démarcation devenant floues, entre fiction et réalité, entre peuple et aristocratie, voire entre nationalités. Même les chœurs les plus agressifs de la nation russe en guerre y restent fondamentalement proches des tableaux de déréliction, auxquels les réfugiés du métro de Kiev nous ont désormais habitués. Une humanité protagoniste, mais avant tout victime, de concours de circonstances historiques absurdes.
Pour cette création locale de Guerre et Paix, Vladimir Jurowski et Dmitri Tcherniakov projetaient une exécution absolument intégrale, aventure presque jamais tentée, mais envisageable (quatre heures, treize tableaux, soixante-douze personnages). Et puis, suite à l’invasion de l’Ukraine, il y a un an, le projet s’est trouvé compromis, notamment en raison du caractère ouvertement nationaliste d’un opéra écrit, pour l’essentiel, alors que la Russie soviétique luttait contre les troupes de l’Allemagne nazie. Sous l’impulsion de la propagande stalinienne a proliféré là une rhétorique belliqueuse de nation agressée, devenue pour nous insupportable, ne serait-ce que parce qu’en ce moment, le régime de Vladimir Poutine réutilise exactement la même.
Il a donc fallu beaucoup manier les ciseaux, et même amputer l’apothéose finale de son texte choral, remplacé par une tonitruante fanfare militaire. Un triomphe clinquant, mais surtout anonymisé, voire détourné, car, sur le plateau, pendant ce temps, Dmitri Tcherniakov reconstitue les obsèques… de Staline, disparu, au jour près, il y a soixante-dix ans.
Ainsi répartie en deux parties égales, d’une heure quarante chacune, la première exhaustive, l’autre non, la soirée accumule les moments forts, sous la baguette d’un Vladimir Jurowski magistralement précis. D’intenses déchaînements, qui, au cours des scènes de guerre, réglées par Dmitri Tcherniakov et Ran Arthur Braun, spécialisé dans la mise au point des combats scéniques, deviennent même terrifiants.
Formidable ensemble vocal, aussi : quarante-trois chanteurs, avec beaucoup de nationalités représentées. Impossible de citer tout le monde, mais rien qu’avec le trio de tête, la radieuse Natacha de la soprano ukrainienne Olga Kulchynska, l’élégant André du baryton moldave Andrei Zhilikhovsky et le touchant Pierre du ténor arménien Arsen Soghomonyan, la soirée atteint des sommets. Mais il y a, également, la mezzo lituanienne Violeta Urmana, le baryton russe Sergei Leiferkus, sans oublier l’excellent baryton-basse islandais Tomas Tomasson, dans une caricature de Napoléon au vitriol.
Un travail de casting, dont la pertinence relève véritablement du tour de force.
LAURENT BARTHEL