Éditorial Vingt ans après
Éditorial

Vingt ans après

26/02/2024
Alexander Neef. © Opéra National de Paris/Elena Bauer

Impossible, en concevant le numéro 200 d’un magazine que l’on a fondé, de ne pas jeter un regard sur ce qui s’est passé depuis le numéro 1, daté de novembre 2005. Parmi les évolutions constatées sur cette période, une me frappe tout particulièrement : celle de la transformation de l’univers du disque audio (le DVD appelle un discours différent), suivant une tendance déjà largement amorcée au début des années 2000.

Le marché du classique résistant mieux que prévu, même si ses performances demeurent modestes, en regard du reste de la musique enregistrée, on continue à graver beaucoup de disques – pour s’en convaincre, il suffit de parcourir les douze pages de la rubrique « CD »» de ce numéro (un record depuis 2005 !). Mais on n’enregistre plus la même chose qu’il y a trente, quarante ou cinquante ans. Les opéras dits « baroques », c’est-à-dire de Monteverdi à Rameau, ont remplacé les piliers du répertoire de la fin du XVIIIe siècle, du XIXe et des premières décennies du XXe, ­signés Mozart, Rossini, Bellini, Donizetti, Verdi, Puccini, Bizet, Gounod, Massenet, Wagner, Richard Strauss…

Il y a des exceptions, bien sûr, mais presque toutes concernent des inédits ou, tout au moins, des raretés, sous l’impulsion de firmes comme Opera Rara, CPO, Naxos ou l’indispensable Palazzetto Bru Zane. Pour faire court, on enregistre L’esule di Roma plutôt que L’’elisir d’amore, et Le Tribut de Zamora plutôt que Roméo et Juliette. Du coup, les exceptions, à savoir les intégrales de studio, mobilisant orchestre, chœurs et superstars du chant pendant une semaine, font figure d’événements, à l’instar de la Turandot parue en 2023, avec Antonio Pappano, Sondra Radvanovsky et Jonas Kaufmann (Warner Classics).

Côté baroque, en revanche, on ne sait plus où donner de la tête. Scylla et Glaucus de Leclair, absent des catalogues jusqu’en 1987, a été gravé à trois reprises, entre 2014 et 2022, les trois fois en studio ! Depuis 2020, quatre nouvelles éditions de L’Orfeo de Monteverdi sont venues enrichir une discographie déjà bien fournie. Et je ne parle pas des opéras de Marc-Antoine Charpentier, Lully, Rameau… Étant donné le niveau de qualité actuel des ensembles, chefs et chanteurs engagés dans la défense de ce répertoire, la réussite est presque toujours au rendez-vous. Ainsi de la récente Médée de Charpentier, conduite au succès par Hervé Niquet et couronnée, le mois dernier, d’un Diamant d’Opéra Magazine (Alpha Classics).

L’autre tendance, tout aussi évidente, est la multiplication des albums en solo ou en duo, consacrés aussi bien à l’opéra qu’à la mélodie et au lied. Là, le recordman du moment est Cyrille Dubois : quatre récitals, parus entre janvier 2023 et février 2024, deux Diamants d’Opéra Magazine et deux 5 clés de sol ! Sans compter les intégrales lyriques et les anthologies de mélodies, partagées avec d’autres chanteurs.

L’explication est connue : enregistrer un récital coûte beaucoup moins cher qu’un opéra entier. La composition du programme permet, de surcroît, d’alterner titres connus et oubliés, pour satisfaire les mélomanes friands de raretés, sans effrayer ceux qui affectionnent les sentiers battus. Mais, pour continuer sur Cyrille Dubois, pourquoi ne pas lui faire graver des intégrales de Mignon et Lakmé, dont il interprétait divinement les airs dans son album So Romantique ! (Alpha Classics) ? Il y a place pour de nouvelles versions dans la discographie de ces deux titres, et il n’est pas difficile de lui trouver des partenaires évoluant sur les mêmes cimes, Sabine Devieilhe en tête, pour Philine et Lakmé.

Et que dire de Michael Spyres ? Son nouveau récital, baptisé In the Shadows (Erato), m’a tellement emballé que je l’ai placé en ouverture du « Guide » de ce numéro 200. Diamant d’Opéra Magazine, bien sûr. Mais comme j’aimerais, après avoir enfin entendu un extrait d’Agnes von Hohenstaufen de Spontini dans l’original allemand (quelle musique !), que le ténor américain enregistre ce monument dans son entier !

Qui le lui proposera ? C’est le type d’intégrale fleuve qui n’aurait pas fait peur à Decca, Deutsche Grammophon ou EMI, jusque dans les années 1990. Aujourd’hui, dans l’état du marché, son coût astronomique (les effectifs mobilisés n’ont rien à voir avec ceux de Scylla et Glaucus !) ne serait probablement pas couvert par les ventes. Et puis, en termes de popularité, Agnes von Hohenstaufen n’est pas Turandot, ni Spontini, Puccini…

Je continuerai, néanmoins, à rêver. Pourquoi pas d’un équivalent d’Opera Rara et du Palazzetto Bru Zane pour l’opéra romantique allemand ? Il y a largement de quoi faire.

RICHARD MARTET

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