Depuis un certain nombre d’années, des voix s’élèvent pour dénoncer les mises en scène qui, en transposant, déconstruisant et réinterprétant les livrets, les trahissent. Des artistes comme Jonas Kaufmann, Ludovic Tézier ou, tout récemment, Emiliano Gonzalez Toro (voir sa tribune publiée dans Le Temps, le 12 septembre, sous le titre « Quand l’Opéra doit réapprendre le respect ») poussent régulièrement des « coups de gueule », sans faire, nous semble-t-il, bouger les lignes : les réalisateurs concernés débordent de projets pour la saison en cours et les suivantes, dans les théâtres les plus prestigieux.
Je sors trop souvent accablé ou furieux d’une salle pour ne pas reconnaître qu’il y a du vrai là-dedans. Mais faut-il, pour autant, ainsi que le font beaucoup, ranger tout et tout le monde dans le même panier ? Les artistes, comme le public, font une différence entre réussites et désastres, reconnaissant la pertinence et la force de certaines transpositions. Ainsi du phénoménal Macbeth, mis en scène par Krzysztof Warlikowski, en 2010, à la Monnaie de Bruxelles, qui se passait après la guerre du Vietnam. Ce changement de contexte historique, accompagné d’une direction d’acteurs au cordeau, renforçait la puissance dramatique de l’ouvrage, sans rien trahir des volontés de Verdi.
Parmi les piliers du répertoire lyrique, Parsifal est également un opéra qui supporte bien la transposition, son livret brassant tellement de sources et de thèmes qu’on peut l’inscrire dans à peu près n’importe quel lieu ou époque. C’est déjà plus compliqué pour La traviata, la morale et les normes sociales sur lesquelles elle repose étant profondément enracinées dans le XIXe siècle. Et cela devient un vrai casse-tête pour Andrea Chénier, tant le plus célèbre opéra de Giordano est inextricablement lié à la période révolutionnaire.
Mais est-il vraiment nécessaire de recourir à la transposition pour créer un théâtre susceptible de parler aux spectateurs du XXIe siècle ? Le succès des fresques historiques, au cinéma et à la télévision, prouve que situer Les Huguenots à la veille de la Saint-Barthélemy, en 1572, ou Don Carlos dans les mois précédant et suivant la signature de la paix de Cateau-Cambrésis, en 1559, comme l’indique le livret, n’a, a priori, rien d’une hérésie.
Après, il faut que la démarche s’accompagne de costumes et décors somptueux, et, surtout, d’une direction d’acteurs constamment affûtée, pour contourner le piège de la convention et du statisme, qui ferait fuir les spectateurs. Rappelons, à ce propos, qu’il est tout à fait possible de créer des robes Renaissance, des fontaines, des jardins et des salons d’apparat sans basculer dans le kitsch !
Pour échapper à la dialectique respect/transposition, certains metteurs en scène optent pour l’atemporalité : parois grises, tuniques noires et blanches pour tout le monde… Pour peu que ce soit beau, et accompagné d’une direction d’acteurs évitant que l’on s’ennuie, on peut passer une bonne soirée.
Le mieux, évidemment, est de concilier les trois, comme dans le génial Lucio Silla, vu à Milan, Nanterre et Bruxelles, entre 1984 et 1985. Dans des décors (Richard Peduzzi) et costumes (Jacques Schmidt) donnant une sensation d’atemporalité, tout en renvoyant discrètement à l’Antiquité romaine du livret et à l’année 1772 de la création, Patrice Chéreau avait atteint une forme de perfection. C’était il y a près de quarante ans, et je m’en souviens comme si c’était hier.
Tout est donc possible, mais il faut réfléchir avant d’opter pour une solution plutôt qu’une autre. J’ai déjà abordé la question de la « plasticité » des livrets. Autre interrogation : l’opéra est-il connu ou pas du grand public ? S’agissant d’un titre sorti des oubliettes, je suis convaincu qu’il faut jouer la carte du respect. Est-on dans un festival ou un théâtre de répertoire ? Le premier est propice à l’expérimentation sur des ouvrages rabâchés ; le second se doit de reprendre régulièrement ses productions, ce qui devrait interdire les propositions trop risquées et décalées.
Autant de questions que metteurs en scène et directeurs (ce sont eux les principaux responsables, car ce sont eux qui choisissent !) oublient, plus ou moins délibérément, de se poser. Avec les conséquences que l’on sait : huées ; volées de bois vert dans la presse ; impossibilité de reprogrammer un spectacle qui, souvent, a coûté une fortune… sans parler de tous ces spectateurs qui, à la sortie, jurent de ne jamais revenir voir une production de celui qui vient de leur faire passer une soirée de cauchemar !
RICHARD MARTET
(Éditorial du n° 196 d’Opéra Magazine, d’octobre 2023)