Le théâtre lyrique joue, dès ses origines, de la fluidité, sinon de la confusion du genre. De Haendel à Strauss, en passant par Mozart et Rossini, l’usage des rôles en travesti s’est perpétué, jusqu’aux troublants renversements de la scène contemporaine. Petite histoire des sexes indécis à l’opéra.
Épisode 3/3 : Envers et contre-ténors
Dans les années soixante du siècle dernier, l’émergence du contre-ténor, avec Alfred Deller, puis Russell Oberlin, renverse à nouveau les codes. Ces deux interprètes furent, à leurs débuts, voués aux gémonies. Car l’homme féminisé gêne. Il aura fallu la force quasi militante de Benjamin Britten pour redonner sa prééminence à ce registre. Selon une tradition anglaise, qui existait depuis Henry Purcell, le compositeur destine à Deller le rôle d’Oberon, dans A Midsummer Night’s Dream. Depuis lors, l’androgynie a retrouvé le chemin des scènes, avec un succès concomitant au renouveau baroque.
Cette période est aussi celles où les mezzos féminins retrouvent, dans l’élan de la Rossini Renaissance, les rôles travestis du contralto musico d’hier. Sur les traces de Kathleen Ferrier, contralto singulière et trop tôt disparue, Janet Baker, Teresa Berganza, Marilyn Horne et Tatiana Troyanos ont ouvert la voie à Della Jones, Lucia Valentini-Terrani, Ann Murray, Martine Dupuy, Lorraine Hunt, Anne Sofie von Otter, Susan Graham, Nathalie Stutzmann, Joyce Di Donato, Magdalena Kožená et Marianne Crebassa, dont la fastueuse cohorte a rallumé la gloire éteinte du gender fluid. Toujours prête à jouer avec son image en couverture de ses albums, Cecilia Bartoli l’a porté à son comble en arborant, dans une production d’Ariodante de Haendel, une barbe en même temps qu’une robe.
La résurrection de tout un répertoire, et de l’ambiguïté qui lui est associée, est menée main dans la main avec Andreas Scholl, Bejun Mehta, David Daniels, Max Emanuel Cencic, Philippe Jaroussky et Franco Fagioli, éminents représentants des nouvelles générations de contre-ténors, que le développement de leur technique a rendus capables de rivaliser avec leurs plus illustres consœurs, sur le terrain de la virtuosité, de la qualité du timbre, et désormais de l’ambitus, voire de la puissance. Et il faut aujourd’hui compter avec l’étonnant sopraniste Bruno de Sá, que les directeurs d’opéra n’hésitent plus à distribuer dans des rôles jusqu’à présent réservé à des femmes – déjà Cherubino, et bientôt Stephano, dans Roméo et Juliette de Gounod.
Voix décalées
Les possibilités de ce registre ont également séduit les compositeurs contemporains, sans qu’ils le cantonnent aux emplois angéliques – ce dont témoigne superbement The Boy, dans Written on Skin de George Benjamin. En la matière, c’est sans doute Peter Eötvös qui est allé le plus loin, renouant avec les distributions exclusivement masculines de l’ère baroque dans Trois sœurs (créé à l’Opéra de Lyon en 1998), dont les personnages féminins conçus pour quatre falsettistes… et une basse.
Lorsqu’au début des années quatre-vingt-dix, le cinéma se mêla de recréer la voix du légéndaire castrat éponyme dans le film Farinelli de Gérard Corbiau, il eut recours aux technologies de l’Ircam (Institut de recherche et coordination acoustique/musique) pour mixer les registres de la soprano Ewa Małas-Godlewska et du contre-ténor Derek Lee Ragin. Mais la palme de l’étrangeté revient, sur grand écran, à une séquence de l’adaptation des Liaisons dangereuses par Stephen Frears (Dangerous Liaisons, 1988) : « Ombra mai fu », véritable tube extrait de Serse de Haendel, y est interprété par Paulo Abel do Nascimento, un brésilien dont la voix n’avait pas mué, à cause d’un trop faible niveau de testostérone.
Le succès des voix décalées par rapport à leur sexe s’effectue également en miroir du rapport de la société aux LGBTQIA+. Ni Artaserse, ni Alessandro nell’Indie, deux ouvrages de Leonardo Vinci recréés uniquement avec des hommes à l’initiative de Max Emanuel Cencic, n’ont viré au remake de La Cage aux folles, grâce au sérieux musicologique de ces entreprises, à la qualité des interprètes, et à une dose pleinement assumée d’autodérision. Quant à Lucia Lucas, chanteuse transgenre – qui se qualifie elle-même de Heldenbaritonistin, qu’on pourrait traduire par barytone héroïque, et se travestit en homme pour incarner Don Giovanni et Wotan –, elle ne restera peut-être pas longtemps une singularité, sinon une bizarrerie.
Aujourd’hui, quand les contre-ténors s’approprient les mélodies de Franz Schubert et Francis Poulenc (David Daniels), Gabriel Fauré, Claude Debussy et Reynaldo Hahn (Philippe Jarrousky), ou encore Karol Szymanowski (Jakub Józef Orliński), des ténors et barytons au genre bien défini comme Jonas Kaufmann et Matthias Goerne décident à leur tour d’investir les Wesendonck-Lieder de Wagner, ce morceau de choix des mezzos féminins – qui se sont elles-mêmes emparées, de Brigitte Fassbaender hier à Joyce DiDonato aujourd’hui, de Winterreise, le très masculin Voyage d’hiver de Schubert –, le second osant même, en récital, Frauenliebe und Leben (L’Amour et la vie d’une femme) de Robert Schumann. Les frontières sont décidément devenues poreuses. De là à éviter la guerre des sexes, sinon en coulisses, du moins sur la scène des théâtres lyriques…
VINCENT BOREL