Le théâtre lyrique joue, dès ses origines, de la fluidité, sinon de la confusion du genre. De Haendel à Strauss, en passant par Mozart et Rossini, l’usage des rôles en travesti s’est perpétué, jusqu’aux troublants renversements de la scène contemporaine. Petite histoire des sexes indécis à l’opéra.
Épisode 1/3 : Sous le règne des castrats
Inhérente à l’opéra, l’esthétique du trouble identitaire est la conséquence d’une double contrainte religieuse. Dès ses débuts, ce théâtre en musique s’est trouvé soumis au calendrier liturgique. En effet, dans l’Italie du XVIIe siècle, on ne donnait pas l’opéra n’importe quand : il était réservé au temps du carnaval.
Celui-ci prit à Venise des proportions aujourd’hui inimaginables. Jusqu’à sa suppression par Napoléon Bonaparte, en 1797, il débutait le premier dimanche d’octobre et s’interrompait durant l’Avent, reprenait le lendemain de Noël, jusqu’au Mardi gras, puis redémarrait à l’Ascension, pour quinze jours. L’opéra a grandi dans la Sérénissime avec cette industrie touristique partagée entre une douzaine de théâtres au moins.
Ces espaces, où l’on trouvait bien des plaisirs – jeu, rencontres amoureuses, intrigues politiques –, n’ouvraient leurs portes que durant cette période de licence autorisée. C’est dans un tel contexte que fut créé L’incoronazione di Poppea, où Claudio Monteverdi donne le rôle de la vieille nourrice Arnalta à un ténor.
Outre l’effet comique, cette pratique incarne le renversement des genres et des fonctions promu par le carnaval, temps du retournement de l’ordre social. Francesco Cavalli et Francesco Sacrati feront un semblable usage du travesti masculin, se rappelant peut-être que, dans la Grèce antique, les femmes ne jouaient pas au théâtre, et que les hommes en tenaient lieu.
Un autre phénomène, également édicté par l’Église, vint nourrir la confusion des genres. Il s’agit de la castration, dont la mode s’établit à Rome dès la fin du XVIe siècle, sous le pontificat de Sixte Quint. La masculinité en devenir de jeunes garçons, pour la plupart d’origines fort modestes, était ainsi sacrifiée sur l’autel de la pureté de l’art du chant – sans que cette mutilation barbare ne leur assure nécessairement la gloire.
No women allowed
C’est qu’il fallait suivre à la lettre la phrase de saint Paul qui prescrivait, dans sa Première épître aux Corinthiens, que les « femmes se taisent dans les assemblées ». D’autant que le Saint-Siège s’empressa de leur interdire, notamment sous la forme d’un édit publié par le pape Clément IX en 1668, puis revu et augmenté par ses successeurs, d’« apprendre la musique pour se faire engager comme chanteuse[s] ». Non seulement à l’église, mais aussi au théâtre.
Si bien qu’à l’intérieur des États pontificaux – à l’époque un tiers de la Péninsule –, les rôles féminins ne purent être tenus que par des hommes « diminués ». Et ce jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. D’où des castings exclusivement masculins, comme celui d’Alessandro nelle Indie de Leonardo Vinci, créé au Teatro delle Dame – ! – de Rome en 1730, et auquel le Bayreuth Baroque Opera Festival vient de redonner vie, dans une production poussant à l’extrême les délices de la confusion.
Les temps baroques, des années 1630 jusqu’à la Révolution française, firent du travestissement leur terrain de jeu favori. Il offrait à qui s’y adonnait la possibilité d’outrepasser les contraintes de genre et de classe édictées par l’ordre social et moral. Auteurs et artistes prirent l’habitude de permuter leur identité lorsqu’ils publiaient de manière anonyme. Les cercles intellectuels de la haute aristocratie pratiquèrent tout particulièrement cet art du pseudonyme.
Au sein de l’Accademie dell’Arcadia, fondée à Rome en 1690, et constituée de riches mécènes dont les largesses profitèrent notamment au jeune Haendel, chacun des membres se choisissait un nom élaboré. Le cardinal Ottoboni était Crateo Ericino Pastore, et le cardinal Pamphili, Fenicio Larisseo. Dans la cantate Oh, come chiare e belle (1708), Olinto, chanté par un castrat alto, est le double arcadien du plus riche des romains, le marquis Ruspoli.
Cette élite était également commanditaire de l’entreprise opéra, quand elle n’en était pas le maître d’œuvre, tel ce romanesque cardinal Vincenzo Grimani, vice-roi de Naples et librettiste d’Agrippina, dont la famille possédait à Venise le Teatro San Giovanni Grisostomo, où l’ouvrage de Haendel triompha en 1709. Les puissants accordaient par ailleurs leur soutien aux jeunes castrats. Premier interprète du rôle-titre d’Ariodante et de Ruggiero (Alcina), Giovanni Carestini était dit Il Cusanino en hommage à son protecteur, le cardinal Agostino Cusani, deuxième famille la plus respectée de Milan après celle des Visconti.
Jusqu’à leur disparition des scènes, au début du XIXe siècle, la troublante esthétique des castrats régna en maître sur la dramma per musica dont le public était indifférent à la vérité sexuelle des voix. Si son Orfeo (1607) avait été créé, devant un auditoire aristocratique et restreint au palais ducal de Mantoue, par le ténor Francesco Rasi, Monteverdi ne tarda pas, lorsqu’il vint travailler pour les théâtres publics payants de la Sérénissime, à se conformer aux nouveaux usages, en confiant le rôle de Nerone, dans L’incoronazione di Poppea, au castrat soprano Stefano Costa.
Échanges des genres
Suivant l’évolution du théâtre lyrique au cours du XVIIe siècle, l’incarnation des sentiments amoureux fut, en effet, jugée incompatible avec les timbres masculins – y compris de ténor – considérés comme trop rudes. Princesses et héros étaient ainsi dévolus à des voix aiguës, du soprano au contralto, abstraction faite du sexe des interprètes. Castrats et cantatrices – hors des États pontificaux évidemment – portaient donc presque indifféremment l’armure ou le jupon. Comble de l’interversion, lors de l’exécution de la serenata Marc’Antonio e Cleopatra de Johann Adolph Hasse, à Naples, en 1725, Vittoria Tesi chantait le général romain et le jeune Farinelli, la reine d’Égypte.
À Venise, Antonio Vivaldi favorisa ainsi des castings qu’on qualifierait aujourd’hui de gender fluid, et qui permettaient à un impresario de ne pas soumettre totalement son entreprise théâtrale et commerciale, aux caprices contractuels, souvent ruineux, des castrats. En 1727, au Teatro Sant’Angelo, un alto féminin, Maria Maddalena Pieri, créa le rôle-titre de Farnace. Et Lucia Lancetti endossa, dans le même registre, celui d’Orlando furioso – pionnière parmi les plus grandes spécialistes des travestis rossiniens du XXe siècle, Marilyn Horne le ressuscita deux cent cinquante ans plus tard, avant qu’il n’élève Marie-Nicole Lemieux au rang de star, pour ainsi dire du jour au lendemain.
Quant aux distributions constituées par Georg Friedrich Haendel, elles réservent, tout au long de sa carrière, des surprises qu’une certaine nostalgie des castrats, apparue avec les premiers enregistrements des contre-ténors Alfred Deller et James Bowman, a eu tendance à occulter. À Venise, en 1709, la contralto Francesca Vanini-Boschi crée Ottone dans Agrippina, aux côtés de Margherita Durastanti dans le rôle-titre. Une fois à Londres, cette dernière sera le primo uomo de Radamisto, puis Sesto dans Giulio Cesare, sans que le compositeur renonce à lui confier des personnages féminins. Et Maria Caterina Negri passera, en quelques mois, du perfide Polinesso d’Ariodante à Bradamante qui, dans Alcina, se travestit en homme pour délivrer son fiancé Ruggiero des sortilèges de la magicienne.
Durant cette période, les ténors aigus et les barytons légers continuaient à endosser des rôles féminins, dans une tradition bouffe héritée de Venise. Pourtant irréductible face à l’hégémonie de l’opéra italien sur l’Europe entière, la France adopta fugacement cette tendance, dans Les Amours de Ragonde de Jean-Joseph Mouret, et surtout dans Platée de Jean-Philippe Rameau.
Qu’ils soient sérieux ou comiques, les rôles de l’opéra baroque n’ont donc jamais été assignés à un sexe bien défini, s’affranchissant d’un réalisme jugé vulgaire, au profit d’une conception hédoniste de l’héroïsme et du sentiment amoureux.
À suivre…
VINCENT BOREL
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