Quoique disparue de la plupart des théâtres de l’Hexagone, la petite boîte placée, comme une excroissance, au centre de l’avant-scène, dissimule, en principe, la présence d’un souffleur. Le métier continue en effet d’exister en Italie, dans les pays germaniques… et aux États-Unis. Depuis 1989, Donna Racik est l’une des trois prompters à plein temps au Metropolitan Opera de New York.
Il y a des rencontres qui marquent toute une existence. Celle de Donna Racik, tout juste débarquée à Milan, avec le suggeritore (souffleur) du Teatro alla Scala en fait partie. Comme la jeune femme, venue en Europe pour étudier le répertoire et le style de l’opéra italien après quelques années au conservatoire de New York, veut en savoir davantage sur son métier, celui-ci lui répond tout simplement : « Viens chez moi avec une partition ». Le courant est passé, et Claudio Abbado, alors directeur musical du théâtre, accepte qu’elle assiste à toutes les répétitions. De retour à New York, elle est embauchée à temps plein pour travailler au Metropolitan Opera, aux côtés de James Levine et Placido Domingo. C’était il y a trente-trois ans…
La profession a quasiment disparu dans certains pays d’Europe, principalement pour des raisons budgétaires, mais pas seulement. Certaines salles ont, en effet, une philosophie de travail qui accepte qu’on se satisfasse d’une répétition avec un chef ou son assistant. Une conception bien éloignée des principes de Donna Racik : « Je n’aime pas ce genre de pensée, qui consiste à refuser d’explorer plus avant, en se contentant d’un résultat moyen, souligne-t-elle. On fait des économies, mais c’est toujours au détriment de la qualité. »
Un souffleur sachant souffler
Loin d’être standardisé, le métier de souffleur est même très différent d’un endroit à l’autre. En Italie, il se doit d’être un musicien complet, capable de diriger des répétitions et de connaître par cœur la partition, tandis qu’en Allemagne, on peut recourir à un acteur à la retraite, qui se forme au métier sur le tas. Du point de vue de la technique employée, il ne faut évidemment pas croire qu’un souffleur se borne à souffler les phrases aux chanteurs, même si ce fut le cas pendant longtemps, y compris au Met, avec des Italiens formés en Europe à cette tradition.
Donna se verrait plutôt comme l’héritière de Monsieur Taupe, cet « invisible souverain d’un monde magique », qui apparaît à la fin de Capriccio de Richard Strauss en disant : « C’est seulement quand je suis assis dans mon trou que la roue universelle de la scène se met à tourner ». Et à ceux qui pourraient la considérer comme une simple aide-mémoire, elle répond qu’elle a été formée pour pouvoir diriger toute la répétition depuis le piano, et qu’elle peut chanter l’intégralité des parties vocales d’une œuvre.
Les problèmes de trous de mémoire sont d’ailleurs assez peu fréquents. L’essentiel de sa tâche consiste donc à corriger les décalages qui peuvent surgir au cours d’une représentation. Il faut, pour cela, être au plus près des chanteurs, tant physiquement que psychologiquement : « Les chanteurs ont toujours besoin d’un retour sur ce qu’ils font. Je suis pour eux comme un filet de sécurité : si quelqu’un chute de sa corde raide, alors je suis là. »
À voix basse
Un souffleur travaille en amont pour pouvoir sentir et anticiper exactement ce que veut le chef d’orchestre. Un œil sur la caméra de contrôle placée dans la fosse, un autre sur le chanteur sur scène, il faut parfois décider en une fraction de seconde si l’on doit intervenir ou pas. Et si on laisse filer le bon moment, il faut essayer de se rattraper dès que l’occasion s’y prête. Un échange de regard suffit pour indiquer un appel à l’aide de la part d’un chanteur. Un souffleur ne parle pas beaucoup pendant une représentation : les interventions à voix haute sont réservées aux répétitions, pour pouvoir dire clairement à chacun ce qu’il doit faire. Au fil des séances, Donna devient de plus en plus silencieuse, surtout si la représentation est enregistrée. Avec les micros et la technologie actuelle, tout s’entend !
Il n’existe pas de méthode à proprement parler : « Les gens pensent que je vais dire toutes les lignes. C’est très vieux jeu. Avec les années, j’ai perfectionné une sorte de langage des signes. Pour éviter que les chanteurs se trompent, j’utilise des gestes qui leur permettent de mémoriser. » Les livrets d’opéra sont écrits dans des langues qu’un interprète ne possède pas vraiment – et même quand c’est le cas, le style, très poétique et éloigné du langage courant, les rend difficile à retenir. Le souffleur aide l’artiste à mémoriser ces quantités phénoménales de texte, y compris en traduisant lui-même des passages délicats.
Les anecdotes ne manquent pas, et on ne compte plus le nombre de problèmes qui peuvent survenir au cours d’une représentation, depuis les faux départs jusqu’aux pannes techniques ou les accidents. Dans un éclat de rire, Donna raconte cette représentation de Die Zauberflöte de Mozart, où les trois garçons avaient oublié de rentrer en scène. En quelques secondes, il lui a fallu choisir lequel des trois imiter en chantant à sa place. Une autre fois, c’est une chanteuse qui a soudain perdu sa voix, et qu’il a fallu relayer vocalement en attendant que la doublure fasse son apparition.
Parer à toutes les circonstances
La créativité et l’improvisation n’ont pas de limites pour notre prompter – surtout lorsqu’elle doit, en pleine première, indiquer à un soliste que son pantalon vient de se déchirer, l’obligeant à finir son air en sortant de scène à petits pas devant plus de trois mille personnes. La soirée peut aussi carrément virer au drame, comme cette fois où un accessoire métallique, qui a échappé à un chanteur, a terminé sa course à quelques centimètres de sa tête. Plus triste enfin, l’évocation de cet artiste en fin de carrière, qui ne réagissait pas aux indications qu’elle lui donnait, et lui dit à l’entracte : « N’hésitez pas à crier, je suis sourd de l’oreille droite ! »
L’opéra est un art vivant, et le souffleur, un élément essentiel parmi le collectif de travail qui permet la réussite d’un spectacle. Le secret d’une maison comme le Met est que tout le monde se sent concerné par le niveau à atteindre : « Les chanteurs le veulent, le personnel le veut, le directeur le veut. Vous ne verrez jamais ailleurs des gens arriver aussi tôt et finir aussi tard que dans ce théâtre ! »
DAVID VERDIER
À voir :
Medea de Luigi Cherubini, avec Michele Pertusi (Creonte), Janai Brugger (Glauce), Matthew Polenzani (Giasone), Sondra Radvanovsky (Medea) et Ekaterina Gubanova (Neris), sous la direction de Carlo Rizzi, dans une mise en scène de David McVicar. Retransmission en direct du Metropolitan Opera de New York dans les cinémas par Pathé Live, le 22 octobre 2022.