Les célébrations du centenaire de la disparition du compositeur italien, en 1924, n’ont pas attendu la date de sa mort, le 29 novembre, pour battre leur plein. La saison dernière a, ainsi, vu pléthore de nouvelles productions de Turandot, son testament inachevé, du Staatsoper de Vienne à la Scala de Milan, en passant par le San Carlo de Naples et la Monnaie de Bruxelles. En attendant que l’Opéra National de Paris, qui a ressorti de ses réserves, de début septembre à fin octobre, l’inusable Madama Butterfly selon Robert Wilson, mette fin, du 29 avril au 28 mai 2025, aux quinze années d’absence d’Il trittico à son répertoire, grâce au spectacle de Christof Loy, étrenné à Salzbourg, en 2022. Peu de traces, en revanche, sur les scènes, petites ou grandes, des deux premières tentatives lyriques de Puccini, Le Villi (1884) et Edgar (1889). Du 8 au 12 novembre, l’Opéra Nice Côte d’Azur a la bonne idée d’afficher la création scénique française d’Edgar, dans sa rare version originale en quatre actes, mise en scène par Nicola Raab et dirigée par Giuliano Carella. Opéra Magazine en profite pour remonter à la source du génie puccinien, en parcourant tout ce qui a été écrit avant la consécration de Manon Lescaut (1893).
Les anniversaires n’y sont pour rien. Comme hier, et comme demain certainement, Puccini est présent, partout dans le monde, à l’affiche des théâtres lyriques, qu’ils soient petits ou grands. De Debussy à Boulez, les anathèmes de ses plus farouches contempteurs n’ont guère eu d’effet sur un public qui, génération après génération, reste sous le charme de La Bohème, de Tosca ou de Madama Butterfly. Qu’ils y fassent leurs premières armes ou qu’ils y trouvent leur terrain d’élection, les chanteurs, d’où qu’ils viennent, savent qu’avec un peu de chance et du talent, bien sûr, ils connaîtront là des succès que bien peu d’ouvrages leur fourniront ailleurs.
En citant seulement trois titres pour une carrière qui en compte une dizaine, force est de remarquer que, jusqu’à Turandot, son testament inachevé, certains opéras, et non des moindres, demeurent, sinon ignorés, du moins réservés à un auditoire plus spécialisé, plus curieux, peut-être. Manon Lescaut ne saurait faire oublier, tout à fait, Manon de Massenet. La fanciulla del West reste, aux yeux de certains, un western atypique. La rondine a souffert de sa création, à Monte-Carlo, en pleine Première Guerre mondiale. Trop souvent démembré, Il trittico tend à perdre de sa cohérence. Turandot, enfin, chef-d’œuvre auquel les adversaires les plus résolus de Puccini vont jusqu’à reconnaître quelques mérites, n’a pas fini de dérouter ceux qui, à Vérone ou ailleurs, ne veulent y voir qu’un grand spectacle, aux couleurs de l’ancienne Chine.
Promesses
Que dire, alors, des deux premiers opéras, Le Villi et Edgar, qui ont pourtant attiré l’attention sur un compositeur italien, né lorsque Verdi était déjà au faîte de sa renommée ? Longtemps négligés, ils sont réapparus et ont été enregistrés, ici ou là (voir notre encadré « À écouter, à regarder »), au cours de ces dernières décennies. Au même titre, d’ailleurs, que les mélodies et les quelques œuvres pour orchestre (qu’elles soient ou non accompagnées par la voix) d’un musicien, dont la vie presque entière a été liée au théâtre.
Faut-il, à leur propos, adopter ce que les cinéphiles connaissent sous le nom de « politique des auteurs », autant dire aller chercher, dans ces pages encore malhabiles, la marque évidente du génie ? Contentons-nous d’y trouver des promesses. Promesses de celui qui, avant d’être unique, sait que, pour se faire un nom, il ne peut rester trop longtemps dans l’ombre de Wagner, Verdi, Massenet, Bizet, Meyerbeer, ou de qui que ce soit d’autre, même si il n’ignore pas ce qu’il peut encore apprendre de chacun d’eux.
À Lucques (Lucca), petite ville célèbre, au Moyen Âge, pour ses industries de la soie, le nom de Puccini est lié, depuis plus d’un siècle, à la musique, lorsque Giacomo y naît, le 22 décembre 1858. Car il est l’héritier d’une véritable dynastie de maîtres de chapelle qui, de père en fils, à la satisfaction de tous, exercent principalement à la Cathédrale Saint-Martin (Cattedrale di San Martino). Ses qualités propres ne peuvent que l’encourager à continuer dans cette même voie, bien qu’on lui reproche assez tôt son esprit d’indépendance. De ses années d’adolescence, subsistent quelques pièces de circonstance et, déjà, plusieurs mélodies, cantates et motets, composés sur la lancée de ses études, à l’Institut « Pacini » (Istituto Pacini).
Créée en juillet 1880, dans le lieu qui restait attaché à l’activité de ses ancêtres, sa Messa di Gloria marque pour lui l’aboutissement d’une première période d’activités qui, jusqu’alors, étaient seulement locales. Faisant appel à un ténor, un baryton, un chœur mixte et un orchestre, ses effectifs, déjà, supposent un indéniable savoir-faire. À noter que le Credo est repris d’une commande antérieure, que la musique du Kyrie sera réutilisée, en partie, dans Edgar, et celle de l’Agnus Dei, dans Manon Lescaut. À n’en point douter, voyons là le creuset d’une belle carrière à venir, mais dans un tout autre domaine que celui des églises.
Influences françaises
Grâce à quelques soutiens financiers, ce talent prometteur peut aller se perfectionner au Conservatorio Reale de Milan, où, durant deux années, il étudie la composition, sous la direction d’Antonio Bazzini et, surtout, d’Amilcare Ponchielli, qui venait de connaître, avec La Gioconda (Teatro alla Scala, 1876), une renommée qui ne devait pas s’atténuer par la suite. Puccini y retrouve son aîné de quatre ans, natif, lui aussi, de Lucques, Alfredo Catalani, qui se révèlera un compositeur de premier ordre (avec, en particulier, La Wally, à la Scala, en 1892), mais avec lequel il se fâchera assez vite. De ce temps passé au Conservatoire, on retient, surtout, le Preludio sinfonico et le Capriccio sinfonico, ce dernier marquant, en 1883, son examen de fin d’études. À cela s’ajoutent, comme toujours, quelques mélodies.
À Milan, le jeune Puccini découve dans les théâtres lyriques, que ce soit à la prestigieuse Scala ou au Teatro Dal Verme, des œuvres nouvelles, françaises pour la plupart, qui vont beaucoup compter pour son évolution personnelle : Faust, Les Huguenots, Hérodiade, Les Pêcheurs de perles et, avant tout, Carmen. On sait, également, qu’en compagnie de Pietro Mascagni, un temps son condisciple et son colocataire, il étudie la partition de Parsifal. Il fréquente, de surcroît, les milieux influents de la Scapigliatura (que l’on traduira en français comme « les échevelés » ou « les hirsutes »). Ce mouvement post-romantique, né une vingtaine d’années auparavant, dans les cafés à la mode, réunit des intellectuels et des artistes, appartenant généralement à des milieux plutôt aisés, tous avides de découvrir des tendances nouvelles, venues le plus souvent de l’extérieur de l’Italie, dont ils condamnent le provincialisme.
Des personnalités aussi importantes que l’écrivain Emilio Praga, le chef d’orchestre Franco Faccio ou, plus célèbre encore, Arrigo Boito se présentent comme les figures de proue de ce cénacle informel, aux ambitions généreuses. On aurait tort de confondre cette Scapigliatura milanaise, plus bourgeoise que misérable, avec la « bohème » parisienne, telle que Murger a pu la décrire. C’est en bénéficiant de la proximité de ces écrivains et artistes, plus novateurs, certainement, que révolutionnaires, que Puccini peut s’engager dans l’écriture de son premier opéra. Il a 24 ans et vient de terminer ses études au Conservatoire, en obtenant une médaille de bronze, récompense qui ne constitue en rien un gage de réussite, pour la suite de sa carrière musicale.
Un livret bancal
L’opportunité qui se présente à lui est celle d’un nouveau concours, pour la composition d’un opéra en un acte, que vient tout juste de lancer Edoardo Sonzogno. Propriétaire d’une maison d’édition, du journal Il Secolo, ainsi que du Teatro Lirico, ce riche industriel milanais entend concurrencer, sur un même terrain, la puissante famille Ricordi. Appartenant, lui aussi, aux cercles de la Scapigliatura, Ferdinando Fontana fournit à Puccini le livret des Willis (italianisé par la suite sous le titre Le Villi), un sujet inspiré d’une ancienne légende, que l’on trouvait, notamment, dans le ballet Giselle d’Adolphe Adam (1841).
Ambiance romantique assurée, avec ces êtres fantastiques qui, la nuit, dans la forêt allemande, viennent venger, lors d’un sabbat infernal, celle qui a été abandonnée par son amant. En attente d’un héritage, Roberto (ténor) a quitté Anna (soprano), la fille de Guglielmo (baryton). Grisé par les sortilèges de la grande ville, il tarde à revenir, et sa fiancée meurt de chagrin. C’est à son retour qu’Anna, appartenant désormais au groupe des Villi et refusant tout pardon, l’entraîne, à son tour, dans la mort.
En 1883, nous sommes loin, déjà, de Mendelssohn (Die erste Walpurgisnacht), de Weber (Der Freischütz) ou de Meyerbeer (Robert le Diable). Puccini, par ailleurs – et ses opéras suivants en fourniront la preuve –, n’a jamais été très attiré par les ambiances étranges, loin de la vie quotidienne. Sur un livret bancal, qui ne lui convient guère, il n’en compose pas moins un opéra de moins d’une heure… que le jury du Concours « Sonzogno » ne retient pas. On lui préfère deux œuvres classées ex æquo, mais tombées, aujourd’hui, dans le plus noir oubli : Anna e Gualberto de Luigi Mapelli, et La fata del Nord de Guglielmo Zuelli. Une audition privée, en présence d’Arrigo Boito, dans le salon de Marco Sala, autre membre éminent de la Scapigliatura, décide ceux qui y assistent à réparer ce qu’ils considèrent comme une injustice. Il n’est pas impossible qu’avec l’intervention de certains membres du jury, Giulio Ricordi ait manœuvré habilement pour faire échouer Puccini, afin de l’attirer au plus tôt dans son propre camp.
Toujours est-il que, grâce à une collecte, Le Villi peut être présenté, officiellement, devant le public du Teatro Dal Verme. La première, le 31 mai 1884, remporte un évident succès, et le Corriere della Sera, que finance Ricordi, ne craint pas d’affirmer : « Puccini est le compositeur que l’Italie attendait. » Avant d’être repris, avec plus ou moins de bonheur, sur d’autres scènes (Turin, Naples…), quelques modifications sont apportées, afin de rendre l’intrigue plus intelligible. Ainsi, un narrateur intervient-il brièvement, pour dissiper les zones d’ombre du récit.
Telle qu’elle se présente à nous, sous la forme d’un « opéra-ballet », avec de belles pages symphoniques, au début de chacun des deux actes, une importance toute particulière accordée aux chœurs et quelques airs, comme celui de Roberto, « Torna ai felici di », qui ne manquent pas d’allure, l’œuvre, incontestablement, est attachante. Toutefois, Marcel Marnat remarque avec raison, dans sa biographie du compositeur (Giacomo Puccini, Fayard, 2005) : « Le public renâcla, sans doute, sur un tapage d’orchestre pas assez hardi pour être wagnérien, mais trop bien écrit pour être transalpin. » En outre, était-ce dans un tel cadre, avec de telles contraintes, que Puccini pouvait affirmer sa personnalité et apparaître autrement que comme un suiveur habile, nourri prioritairement de musiques françaises et allemandes ?
Un homme partagé entre deux femmes
À partir de ce moment-là, Giulio Ricordi joue un rôle déterminant dans la carrière du compositeur, dont il deviendra, à l’exception notable de La rondine (1917), l’éditeur exclusif de tous les opéras. Il lui fait confiance, le finance et le soutient. En 1888, ils vont ensemble à Bayreuth, où ils assistent à une représentation de Parsifal – Puccini y reviendra, l’année suivante, pour Die Meistersinger von Nürnberg, dont il doit adapter la partition pour la Scala. Tandis que Le Villi connaît une survie fragile, à Buenos Aires (1886) et, plus tard, à Hambourg (en 1892, sous la direction musicale de Gustav Mahler) ou à New York (en 1908, sous la baguette d’Arturo Toscanini), Puccini s’attaque à un nouveau sujet, toujours fourni par l’infatigable Fontana. Sous le titre d’Edgar, c’est l’adaptation, bien maladroite, d’un « poème dramatique » d’Alfred de Musset, La Coupe et les Lèvres, publié en 1833, dans le volume Un spectacle dans un fauteuil.
Une fois encore, rien, dans ce texte, ne convient véritablement au musicien qui, durant quatre ans de doutes et de complications familiales, peine à avancer dans la composition de ce nouvel opéra, destiné à la Scala. Il se met alors en ménage avec Elvira Gemignani, la femme d’un négociant de Lucques, qu’il n’épousera qu’en 1904, à la mort de son premier mari. En 1886, naît leur fils Antonio, mais, du fait, surtout, des infidélités constantes de Puccini, leur ménage connaîtra jusqu’au bout de violentes tempêtes. Est-ce cette vie privée, déjà fort agitée, qui peut expliquer le choix malencontreux d’Edgar ?
Au cœur de l’intrigue, on trouve Edgar (ténor), un homme partagé entre deux femmes. L’une, Fidelia (soprano), a toutes les vertus d’une bonne chrétienne. Elle sait aimer avec candeur, et pardonner à celui qui l’a délaissée. L’autre, Tigrana (mezzo-soprano), une « sauvage » recueillie, enfant, par la communauté villageoise, est une véritable diablesse, cupide, insolente et provocatrice. Elle se complaît à briser les cœurs – celui d’Edgar, qu’elle entraîne dans la débauche, mais aussi, dans un premier temps, celui de Frank (baryton), le frère de Fidelia. Quant à l’action, elle est censée se passer dans les Flandres, au XIVe siècle. Avec ces deux caractères féminins, on peut retrouver l’opposition entre Venus et Elisabeth (Tannhäuser), et plus encore, entre Carmen et Micaëla (Carmen).
Verdi, Wagner et Bizet à la rescousse
Enfin terminé, l’opéra est créé, le 21 avril 1889, à la Scala, dans une version en quatre actes. Franco Faccio dirige l’orchestre ; dans la distribution, on note le nom de Romilda Pantaleoni, première Desdemona, dans l’Otello de Verdi, sur cette même scène, deux ans plus tôt. C’est un échec, dont les causes sont multiples : faiblesse évidente du livret, avec ses nombreuses incohérences ; hétérogénéité de la composition musicale, qui semble faire feu de tout bois. Autant – si ce n’est plus – que dans Le Villi, Verdi, Wagner, Meyerbeer, Gounod et Bizet ont été appelés à la rescousse, même si leur influence manifeste parvient, le plus souvent, à produire d’excellents effets.
On ne peut que remarquer l’importance accordée aux passages purement orchestraux, ainsi qu’aux chœurs, qu’ils soient religieux ou militaires. Ajoutons-y l’usage discret de leitmotive qui servent de repères, au sein d’un récit parfois illogique. Si le duo entre Edgar et Fidelia, au III, peut sembler trop statique, quelques airs se détachent de l’ensemble : « Tu il cor mi strazi », pour Tigrana, ou encore « O soave vision », que chante Edgar. Rappelons, au passage, qu’en 1924, à la Cathédrale de Milan, Toscanini en dirige la Marche funèbre, lors des obsèques du compositeur.
Conscient des défauts de son opéra, dont on attendait beaucoup, trop peut-être, Puccini procède à d’importantes modifications. À Ferrare, en 1892, Edgar est présenté dans une nouvelle version en trois actes, avec des changements significatifs dans la répartition des airs. Tigrana y gagne de l’importance, au détriment de Fidelia qui, pourtant, par son caractère, annonce certaines héroïnes pucciniennes plus tardives, comme Cio-Cio-San (Madama Butterfly) ou Liù (Turandot). C’est cette seconde version qui a été, surtout, reprise par la suite, et il a fallu attendre 2008, pour que le Teatro Regio de Turin redonne sa chance à la première mouture, en se basant sur les travaux de recherche de Linda B. Fairtile. Au même titre que Le Villi, Edgar n’en reste pas moins une œuvre rarement affichée dans les théâtres.
En 1890, Puccini publie, sous le titre Crisantemi (Chrysanthèmes), un quatuor à cordes, très « fin de siècle », qui, à ses yeux certainement, marque la fin d’une époque de tâtonnements. Il ne veut plus alors ni rester à Milan, ni retourner à Lucques. Après quelques hésitations, il s’installe non loin de là, à Torre del Lago, et c’est ainsi qu’il entreprend la composition de Manon Lescaut. Certes, le roman de l’abbé Prévost a, déjà, été adapté par de nombreux musiciens, à commencer par Massenet (1884). Certes, il lui faut un nouveau librettiste, qui le changera des extravagances de Ferdinando Fontana (plusieurs seront d’ailleurs mis à contribution). Certes, après deux tentatives inabouties, qui n’en révèlent pas moins une personnalité originale et talentueuse, ce troisième opéra, qui va être créé, le 1er février 1893, au Teatro Regio de Turin, se doit de connaître un triomphe. Tel fut le cas.
Huit jours plus tard, Falstaff enflammait la Scala et confirmait qu’âgé de 80 ans, Verdi était toujours le plus grand compositeur italien vivant. Mais sa succession était désormais assurée.
PIERRE CADARS