Birgit Nilsson (1918-2005) reste une légende du chant du XXe siècle, célébrée encore par la mémoire du disque, de la documentation et, pour certains, chanceux — dont nous faisons partie — du souvenir personnel, aussi subjuguant en scène que naturel dans l’intimité de l’interview. Chose rare, il est possible d’en retrouver comme un écho, palpable, au lieu de son enfance, dans la généreuse terre de Scanie, au sud-ouest de la Suède, à Västra Karup.
Au flan d’un coteau d’où l’on aperçoit la mer Baltique, la petite ferme familiale demeure figée dans son authenticité. La soprano fêtée dans toutes les capitales lyriques avait choisi de s’y retirer, carrière achevée, pour retrouver ses racines terriennes, et le souvenir entretenu d’une mère renversée par un autocar, alors que sa fille allait débuter à l’Opéra Royal de Stockholm, ainsi que d’un père qui, peu à peu, avait accepté, puis soutenu le vrai destin de sa fille.
À parcourir cet univers privé, si éloigné du glamour des photos fabriquées, avec sa petite cuisine, sa salle de bains, qu’elle avait peinte elle-même, ses robes, ses assiettes, et l’orgue offert par son père, on retrouve cette joie de vivre et cette simplicité qui étaient la vraie nature de la cantatrice. La grange, transformée en musée – le « Birgit Nilsson Museum » –, fait contraste, même si la photo qui vous accueille à l’entrée montre une jeune Birgit ramassant des pommes de terre ! Documents sur la carrière, programmes, costumes de scène, cela déborde… Impossible de tout montrer. Chaque été est donc proposée une sélection thématique, liée à l’opéra donné dans le champ juste derrière, en version semi-scénique, pendant les « Birgit Nilsson Days ».
Cette année, c’est Tosca. Avec une vitrine entière consacrée à ses costumes dans ses rôles pucciniens, et parmi les projections d’archives filmées, la Turandot de la RAI de Turin, en 1969, en noir et blanc, mais aussi un « In questa reggia » américain – multicolore ! C’est qu’on peut entendre ici plus de deux cents enregistrements, à volonté… splendides ou brumeux, c’est le lot des captations sauvages d’alors.
Bonheur, on est présenté à Gitte Lindström-Harmark, la délicieuse directrice, l’âme du lieu. On discute de Bayreuth, où l’on a eu le privilège de voir et d’entendre l’Isolde de Nilsson. Gitte – en Scanie, tout le monde s’appelle vite par son prénom – sort alors des réserves le seul témoin restant, hors le « Richard Wagner Museum » de la Villa Wahnfried, qui conserve quelques costumes de ce Tristan historique, mis en scène par Wieland Wagner : le coffret contenant la coupe et la fiole du philtre, qu’on ne connaissait qu’en souvenir et en photos. Émotion et rires complices à la fois.
Et c’est bien ce qu’on ressent ici, dix-huit ans après le décès de la soprano, en ce lieu de mémoire impressionnant et chaleureux, où l’on s’attendrait presque à ce que résonne le rire éclatant de « La Nilsson ». Sans descendance, consciente de sa chance, mais aussi de sa volonté à sortir de son milieu pour devenir l’Isolde, la Brünnhilde, l’Elektra des années 1960 et 1970, elle choisit de consacrer sa colossale fortune à cet art qui la fit immense, par le biais de la Fondation qu’elle institua, en 1989 : la « Birgit Nilsson Foundation ».
Son Prix – le « Birgit Nilsson Prize » –, somptueusement doté (un million de dollars américains), a été décerné, jusqu’à présent, à Placido Domingo, à Riccardo Muti, aux Wiener Philharmoniker, à Nina Stemme, à Yo-Yo Ma, pour leurs « réalisations exceptionnelles et contributions majeures au monde de l’opéra et/ou du concert ». Et parce qu’avant de devenir star, il faut se battre pour progresser, Nilsson avait aussi créé, en 1969, en mémoire de son propre professeur de chant, Ragnar Blennow, le « Birgit Nilsson Stipendium » : une bourse attribuée, pour la première fois, en 1973 (d’un montant actuel de 200 000 couronnes suédoises – environ 22 000 euros), et destinée à soutenir de jeunes chanteurs suédois plus que prometteurs. La soprano Susanne Resmark avait été la dernière à la recevoir de ses mains, en 2002.
Depuis, la Fondation proclame chaque 17 mai, jour anniversaire de la naissance de la star, le nom du récipiendaire, à qui elle offre aussi un récital pendant les « Birgit Nilsson Days », dans la chaleureuse église de Västra Karup, où la toute jeune Birgit fit ses premiers pas de choriste, où elle organisait de son vivant des concerts de charité, et où elle repose, à l’entrée du cimetière.
Le 11 août, c’est Ida Ränzlöv qui, accompagnée du doigté très sensible de Magnus Svensson, a offert un kaléidoscope de son talent de grand mezzo lumineux, à l’aigu somptueux. En troupe à Stuttgart, présente à Glyndebourne, où elle a interprété Cherubino dans Le nozze di Figaro, lors de la tournée d’automne du Festival 2022, et retrouvée, quatre jours plus tard, incarnant Iphise dans Dardanus, au « Confidencen Opera & Music Festival » d’Ulriksdal (voir notre rubrique « Comptes rendus »), Ida Ränzlöv est assurément plus qu’une promesse.
Pour préparer la relève, la Fondation organise aussi, chaque été, des master classes. On a manqué celle d’Anne Sofie von Otter, le 10 août, après un voyage cumulant retard d’avion et voie de chemin de fer coupée par des arbres renversés. Car c’est sous un ciel fort mitigé qu’on aura découvert ces lieux sacrés, à commencer par la statue de la star, à Bastad : monolithe bleu profond créé, en 2013, par les céramistes Ulla et Gustav Kraitz, installé près de l’église où un chef de chœur découvrit le potentiel de la voix de la jeune paysanne, et lui ouvrit les portes d’études sérieuses. Visité le charmant musée d’architecture vernaculaire de Bjäre Härads Hembygdsförening, où sont exposés les programmes des concerts qu’elle initia, dès 1967, au bénéfice des bonnes causes qu’elle soutenait. Parcouru, enfin, les chemins qu’elle prenait à bicyclette – la sienne est encore là, devant la ferme.
Mais l’événement de l’été est, bien sûr, le concert de Tosca, le 12 août. Orchestre et solistes sont à l’abri d’une énorme boîte bâchée, où Gitte Lindström-Harmark vient balayer l’eau qui envahit le front de scène. Car c’est sous les cataractes du ciel, que les quelque huit cents spectateurs stoïquement assis, imperturbables, interprèteront de leur côté une variante inédite de la première scène de Das Rheingold, comme au fond du fleuve ! Le chef, et l’orchestre entier, rendront d’ailleurs bruyamment hommage à cette ténacité, à la fin du II.
Le plein air a ses redoutables contraintes. L’installer au milieu d’un champ, dos à la demeure familiale, est ainsi une gageure acoustique : amplification indispensable. L’erreur est de la pousser à fond, les énormes haut-parleurs déversant leur flot de son, comme dans un concert de rock, donnant aux voix un gigantisme qui n’a plus rien d’humain. Orchestre tonitruant, on portera souvent les doigts aux oreilles, pour les protéger, et tenter de retrouver une vérité impossible – mais pas une balance, qui verra un Angelotti (magnifique Anton Ljungqvist) et sa voix mis à distance l’un de l’autre, rendant toute vérité du théâtre chanté illusoire.
Un membre du staff l’aura compris, sans doute, un niveau sonore enfin plus humain, au II, rétablissant l’équilibre. On n’aura plus qu’à jouir d’une exécution de très haut niveau. Car dans ce rôle de Tosca que Nilsson aura chanté quarante-trois fois à Stockholm, Joyce El-Khouri s’avère magnifique, d’investissement, de théâtre même, et offre une somptueuse soirée de glamour vocal, bien digne de son aînée.
Face à elle, Michael Fabiano tempère ses possibles excès en une interprétation stylée et sobre de Cavaradossi, et son « E lucevan le stelle » est si beau que la pluie, subjuguée, s’arrête un moment pour mieux l’admirer. John Lundgren est, quant à lui, un Scarpia sonore, mais aux fondements un peu bruts. Délicieux, enfin, le Berger du jeune August Follin, pour ses premiers pas sur scène. Et chapeau à Pier Giorgio Morandi, qui a su maintenir la cohésion, et la parfaite tenue de l’Helsingborg Symphony Orchestra. Et l’on est rentré mouillé, mais ravi, d’une expérience qu’on n’eût pas supportée en d’autres circonstances. Genius loci, qui sait ?
PIERRE FLINOIS