La littérature, le cinéma ont leurs anti-héros. L’art lyrique a eu Florence Foster Jenkins. Soprano catastrophique, sa colossale fortune lui permit de vivre son rêve sans rencontrer de véritable obstacle. Quelques enregistrements, savoureux et iconoclastes, témoignent de cette histoire hors du commun.
« Les récitals de Madame Jenkins n’ont jamais été à proprement parler une expérience esthétique, ou alors seulement dans la mesure où un chrétien des premiers siècles jeté dans la fosse aux lions fournissait une expérience esthétique : c’était de l’ordre de l’immolation, et Madame Jenkins était toujours mangée à la fin », écrivait le poète William Meredith.
On le sait, la voix est un instrument doublement difficile à travailler : non seulement, on ne voit pas comment il fonctionne, mais surtout, le son que perçoit notre propre oreille n’est pas celui que les autres entendent. Qui n’a jamais fait cette expérience troublante d’entendre pour la première fois un message de répondeur téléphonique et de ne pas en reconnaître le timbre ?
Le cas de Florence Foster Jenkins dépasse, il est vrai, le simple cadre d’une proprioception déficiente. Cette Américaine, née Narcissa Florence Foster en 1868 en Pennsylvanie, est très tôt fascinée par la musique. Bonne pianiste – elle donnera même un récital à la Maison-Blanche –, c’est toutefois le chant qui l’attire le plus. Mais son père, malgré son immense fortune, refuse de l’envoyer en Europe parfaire sa formation : peut-être avait-il déjà compris que le jeu n’en valait pas la chandelle… Furieuse, la jeune fille à peine âgée de 15 ans, fugue, se rend à Philadelphie – où, à l’époque, une fille est autorisée à se marier à partir de… 10 ans ! – et épouse le Dr. Francis Thornton Jenkins, de seize ans son aîné…
Le mariage à peine consommé, le brave homme lui transmet la syphilis. Ce à quoi elle réagit en le quittant sur-le-champ. Tout un roman, déjà. Mais venons-en au plus croustillant de l’histoire : en 1909, le décès de son père la laisse à la tête d’une colossale fortune qui va lui permettre de donner libre cours à ses rêves d’artiste. Elle prend des leçons, fraie avec tout le gotha musical new-yorkais du moment, inonde de sa fortune tous les ensembles et groupes vocaux en demande de mécène… et en profite pour s’imposer comme chanteuse dès qu’elle le peut.
Trop heureux de bénéficier de ses largesses, la plupart des organisateurs font la sourde oreille. Mais le fait est : il faudrait être sourd pour ne pas admettre que Florence Foster Jenkins chante faux, très faux, et a un sens du tempo plus qu’approximatif. Elle devient rapidement une sorte d’attraction que le Tout-New York veut absolument voir – et entendre ! En 1917, elle crée le Club Verdi, dont elle est la présidente, et soprano en résidence ! Malgré les critiques, elle se laisse bercer par les flatteries de ceux qui vivent de ses subsides et commence à se comparer aux plus grandes sopranos coloratures de son époque.
Pour assurer sa promotion, elle va même jusqu’à payer des séances d’enregistrement. Ce qui nous permet aujourd’hui encore de jouir des facéties bien involontaires de ce rossignol à l’intonation toujours trop basse et aux effets stylistiques pour le moins surprenants… On ne peut que saluer les efforts de son accompagnateur fidèle, le pianiste et compositeur Cosmé McMoon (1901-1980), qui fait preuve d’une adaptabilité phénoménale pour tenter de suivre sa chanteuse au fil des prises.
Un spectacle total
S’attaquant systématiquement à des répertoires trop difficiles pour elle, Florence Foster Jenkins subjugue ses auditeurs et ne manque pas de les surprendre avec ses tenues et ses mises en scène toutes plus insensées : dessinant elle-même ses costumes, elle s’invente ailes, plumes, boas et autres accessoires fantasmagoriques qui contribuent grandement à la naissance du mythe. On n’allait évidemment pas « entendre » Madame Foster Jenkins pour ses qualités musicales, mais pour le show, spectacle total et, comme on le dirait aujourd’hui, un brin « déjanté ». Seuls des auditeurs triés sur le volet avaient le privilège de la découvrir lors de soirées privées.
On ne peut que s’étonner de l’absence avérée de conscience que l’artiste avait de ses propres limites. Pour preuve, citons le grave accident de taxi dont elle est victime en 1943. Miraculeusement, elle en sort quasiment indemne et se réjouit d’avoir « gagné », suite au choc, un fa aigu inespéré compte tenu de son âge avancé ! Bien loin de poursuivre en justice la compagnie de taxis pour cet accident qui eût pu lui coûter la vie, elle envoie des boîtes de cigares à son chauffeur !
C’est d’ailleurs à la suite de cet épisode qu’elle accepte de donner un nouveau récital, public cette fois – le premier de sa carrière –, le 25 octobre 1944, au Carnegie Hall. S’y presseront de vraies stars de la musique classique (le compositeur Gian Carlo Menotti, la soprano Lily Pons) et du music-hall (Cole Porter, Kitty Carlisle), venus voir cette créature d’un autre monde… Elle mourra moins de deux mois plus tard – des suites d’une crise cardiaque mais sans doute un peu aussi du déferlement de sarcasmes que sa prestation au Carnegie Hall aura finalement suscité à son encontre.
Le repiquage en CD, à la fin des années 1990, de quelques-uns de ses enregistrements suscite un étonnement et un engouement du public, fasciné par cette personnalité hors normes. La chanteuse Juliette l’évoque en 2008 dans Casseroles et faussets, avant qu’en 2012, une pièce de théâtre signée Stephen Temperley ne voie le jour : Colorature, Mrs Jenkins et son pianiste. Le cinéma ne tardera pas à leur emboîter le pas : en 2015 sort Marguerite de Xavier Giannoli (interprété par une inoubliable Catherine Frot), et Stephen Frears réalise l’année suivante son propre Florence Foster Jenkins (avec Meryl Streep dans le rôle-titre).
JEAN-JACQUES GROLEAU
Pour l’entendre :
« The Glory (????) of the Human Voice », Sony
« The Truly Unforgettable Voice of Florence Foster Jenkins », Sony
« A Florence Foster Jenkins Recital », Trunk Records
« Florence Foster Jenkins : The Complete Recordings », Acrobat