Née en 2014, La Co[opéra]tive crée et diffuse ses propres spectacles pour faire vivre l’art lyrique au plus près de tous les territoires. Retour sur une aventure ambitieuse, alors que le collectif signe une nouvelle – et décapante – production des Enfants terribles de Philip Glass.
En 2022, La Co[opéra]tive a franchi un cap symbolique. Grâce à son engagement depuis huit ans, cent représentations d’opéra ont fleuri dans plus d’une trentaine de théâtres ou festivals, en France et à l’étranger. À l’origine, trois scènes nationales (Besançon, Dunkerque, Quimper) et le Théâtre Impérial de Compiègne se regroupent autour d’un constat : les productions lyriques sont onéreuses ; ni leur coût, ni leur format, ne permettent de les déployer sur l’ensemble de l’Hexagone et dans des maisons qui ne leur sont pas exclusivement dédiées. Conséquence : point de salut hors des grandes villes. Les amateurs n’y ont pas accès.
Face à ces enjeux économiques et culturels, les quatre membres fondateurs inventent un modèle alternatif. En mutualisant leurs savoir-faire et leurs moyens pour amortir les frais, ils pourront créer et diffuser leurs propres spectacles, adaptés au réseau des scènes pluridisciplinaires. En 2015, le projet se concrétise avec Le nozze di Figaro de Mozart. Suivront Gianni Schicchi de Puccini, Rinaldo de Haendel, Die Entführung aus dem Serail de Mozart, La Petite Messe solennelle de Rossini, et La Dame blanche de Boieldieu. Un panel qui atteste d’une intention d’investir tous les répertoires, autant que tous les territoires.
En 2022, l’intérêt du collectif s’est porté sur Les Enfants terribles, un opéra chorégraphique pour quatre voix et trois pianos composée en 1996 par l’Américain Philip Glass, d’après le roman de Jean Cocteau, et son adaptation au cinéma (1950) par Jean-Pierre Melville. Directeur de l’Opéra de Rennes et membre de la Co[opéra]tive depuis quatre ans, Matthieu Rietzler a accueilli ses cinq premières représentations en novembre dernier. « Il nous semblait intéressant de nous projeter dans une œuvre minimaliste parce qu’elle pouvait permettre d’attirer des spectateurs habituellement tournés vers d’autres univers musicaux, explique-t-il. Son tempo répétitif n’est pas éloigné de celui qui caractérise l’électro… »
Tremplin et laboratoire
Passé de quatre à six théâtres associés – l’Atelier Lyrique de Tourcoing a rejoint le projet en 2019 –, le groupe honore, jusqu’ici, son ambition initiale de produire un opéra par an. « Le spectacle doit répondre à la plus grande exigence artistique, tout en étant pensé, dès le départ, pour un réseau élargi. Il ne s’agit pas d’adapter un répertoire pour qu’il « rentre » dans des lieux, mais de chercher les œuvres que nous allons pouvoir travailler pour les emmener sur les routes », poursuit notre interlocuteur. Autre spécificité : convier des ensembles musicaux et des interprètes dont la collaboration avec La Co[opéra]tive va « cranter » le parcours. « Nous essayons d’amener nos projets au bon moment pour tous ces artistes. Le formidable ensemble baroque Le Caravansérail a, par exemple, joué Rinaldo à une étape importante de son développement. »
À cette vocation de tremplin s’ajoute encore la volonté de solliciter des créateurs qui manifestent un « vrai désir d’opéra », mais qui n’en sont pas, ou pas exclusivement, spécialistes. À eux de l’enrichir d’autres imaginaires, écritures ou esthétiques… La mise en scène de La Petite Messe solennelle a, ainsi, été confiée à Jos Huben et Emily Wilson, un tandem issu du burlesque. Figure des arts de la marionnette et directrice du Théâtre la Licorne, Claire Dancoisne a revisité Rinaldo en s’appuyant sur des manipulateurs virtuoses et en peuplant la scène d’animaux-machines – cheval articulé, poisson volant, dragon fumant – dont la magie a envoûté le public. Sollicitée pour Les Enfants terribles, Phia Ménard vient, elle, de la performance et n’avait, avant cela, effectué qu’une incursion dans le monde lyrique, mais la rencontre de sa personnalité subversive et de cette œuvre transgressive était porteuse de promesses : « L’un des axes de la Co[opéra]tive est de soutenir des projets engagés ».
Travailler sur la durée
L’intrigue, telle que l’avait imaginée Cocteau en 1929, se passait dans le huis clos d’une chambre d’adolescents autour d’Elisabeth et Paul, tous deux frère et sœur. Il y était question d’amours et de jalousie toxique, d’homosexualité, de fantômes, de cruelles manipulations… Phia Ménard a choisi de la transposer en maison de retraite pour la confronter aux enjeux de notre époque, en partant d’un postulat : s’ils étaient encore en vie, les protagonistes resteraient-ils animés par les feux (tragiques) de la passion ?
Le résultat nous a inspiré un curieux mélange de fascination-répulsion. Son plateau tournant autour du cube de la chambre d’EHPAD est une trouvaille, d’autant plus épatante que trois pianistes-infirmiers réussissent le tour de force d’y tenir la mesure en mode centrifugeuse ! Mais, couplée à la musique répétitive, la projection dans la vieillesse et dans le quotidien à la fois morne et délirant de ces vieux enfants instille une atmosphère passablement anxiogène. Et si le spectateur peut accepter d’être bousculé, dérangé par l’audace de la transposition, il risque d’être déboussolé par les arguments que Phia Ménard empile sur une trame déjà complexe.
Tantôt hypnotique, tantôt déroutant, ce nouveau pari de La Co[opéra]tive saura-t-il fédérer ? Voire… En attendant, d’autres productions jouent les prolongations. En novembre dernier, Rinaldo a été repris deux soirs à l’Opéra Grand Avignon. Dès le 27 février, La Petite Messe solennelle poursuivra son pèlerinage à Quimper, Redon, Morlaix, Plancoët, etc. « L’été dernier, le Festival de Saint-Céré a programmé La Dame Blanche, se réjouit Matthieu Rietzler. Et la Co[opéra]tive se structure. Elle compte, aujourd’hui, deux salariés, son budget dépasse le million d’euros. Et le nombre de représentations qu’elle porte sur une saison est comparable à celui d’une maison d’opéra sur un an. »
S’agréger des partenaires
Côté perspectives, pas d’élargissement prévu du nombre de coopérateurs dans l’immédiat. « Prendre les décisions à six n’est déjà pas une mince affaire et cette entité n’est pas conçue pour s’étendre au-delà de sept ou huit membres. Mais nous souhaitons agréger un cercle de partenaires récurrents qui suivent nos projets, ont envie de les accueillir ou, parfois, de les coproduire, sans forcément avoir le temps, le désir ou la volonté d’en mener un à bien tous les ans. Ce réseau prend vraiment tournure. »
Cinq ans après avoir embarqué sur le navire, le directeur de l’Opéra de Rennes trouve le modèle vertueux à bien des égards. Certaines idées qu’il nourrit pour son seul établissement naissent des échanges stimulants qu’il construit avec les autres participants. « Notamment parce que les directrices et directeurs de Scènes nationales ont sur l’actualité du théâtre un regard pluridisciplinaire plus affûté que le mien, qui est davantage spécialisé. » La longévité des spectacles lui apparaît, aussi, comme un facteur très positif. Avec une première saison de vingt-quatre dates, Les Enfants terribles bénéficient d’un rare privilège pour une production d’opéra. Et de telles opportunités n’offrent pas seulement aux spectacles de se bonifier sur le plan artistique. Ceux-ci consomment du bois, des décors… « Les amortir avec une vingtaine de représentations plutôt que cinq est plus satisfaisant en termes de ressources, qu’elles soient financières ou naturelles. À défaut d’être la solution miracle, c’est une réponse parmi d’autres. »
STÉPHANIE GATIGNOL
À voir :
Les Enfants terribles de Philip Glass, avec Olivier Naveau (Paul), Mélanie Boisvert (Élisabeth), Ingrid Perruche (Dargelos/Agathe), François Piolino (Gérard) et Jonathan Drillet (Le Narrateur), sous la direction d’Emmanuel Olivier, et dans une mise en scène de Phia Ménard, en tournée jusqu’au 26 février 2023.
La Petite Messe solennelle de Gioacchino Rossini, avec le Chœur de chambre Mélisme(s), Estelle Béréau, Violaine Le Chenadec (sopranos), Blandine de Sansal (mezzo-soprano), Sahy Ratia (ténor) et Ronan Airault (basse), sous la direction de Gildas Pungier, et dans une mise en scène de Jos Houben et Emily Wilson, en tournée à partir du 27 février, et à l’Athénée Théâtre Louis-Jouvet, du 23 mars au 1er avril 2023.