La Monnaie, 24 janvier
Après un Prologue particulièrement stimulant (voir O. M. n° 198 p. 54 de décembre-janvier 2023-2024), nous avions hâte de découvrir la première Journée de la nouvelle Tétralogie de la Monnaie de Bruxelles, étalée sur deux saisons. Elle ne déçoit pas nos attentes, bien au contraire, augurant d’un cycle complet parmi les plus accomplis de ces vingt dernières années.
Difficile, s’agissant d’un spectacle reposant à ce point sur la fusion de ses différentes composantes, d’analyser séparément ce que l’on voit et ce que l’on entend. Lançons-nous, malgré tout, en commençant par la fosse, où officie un Orchestre Symphonique de la Monnaie resplendissant, sous la baguette de son directeur musical, Alain Altinoglu.
Que dire de plus par rapport à Das Rheingold ? Dès un Prélude idéalement tendu et frémissant, la fascination opère à nouveau, avec un supplément de sensualité (au premier acte) et de grandeur tragique (au troisième), induit par la musique et les situations dramatiques. Die Walküre n’est pas Das Rheingold, par-delà leur évidente proximité, et l’un des mérites d’Alain Altinoglu est, précisément, d’en exalter les spécificités, tout en faisant preuve d’un sens identique de l’architecture sonore.
Autre qualité à porter au crédit du chef français : la manière dont il soutient les chanteurs, notamment Peter Wedd, en grande difficulté dans Siegmund. Seul point faible d’une distribution de haut niveau (quelle homogénéité dans le groupe des Walkyries !), le ténor britannique – remplaçant le très attendu Eric Cutler, annoncé dans la brochure de saison, mais forfait bien avant le début des répétitions – n’a pas du tout le format de l’emploi. La voix, sans charme, ni charisme, passe très mal la rampe, en particulier au II, dans l’« Annonce de la mort », où son absence de grave le rend inaudible. L’expressivité est, de surcroît, limitée, faute d’appui sur les mots.
Le remplacement de Sally Matthews, également en amont des répétitions, par Nadja Stefanoff s’avère nettement plus judicieux. Cette soprano allemande, née en 1976 et membre de la troupe de l’Opéra de Mayence (Staatstheater Mainz), connaît bien Sieglinde. Elle lui apporte une voix claire, que l’on ne saurait qualifier de séduisante, mais à l’aigu facile et au médium accrocheur. Et, contrairement à son jumeau, elle possède une projection suffisante, du moins dans une salle comme la Monnaie.
Débutant en Fricka et Wotan, Marie-Nicole Lemieux et Gabor Bretz sont encore plus impressionnants que dans Das Rheingold. Épouse et déesse outragée, véhémente mais aussi vulnérable, la mezzo canadienne, en sus d’un timbre ayant conservé l’essentiel de son velours, s’impose par le tranchant de l’aigu et l’impact du grave. Le baryton-basse hongrois, de son côté, déploie un instrument d’une beauté et d’un contrôle souverains, pour brosser le portrait d’un roi des dieux d’une humanité déchirante.
Efficace, le Croate Ante Jerkunica ne laisse pas un souvenir impérissable en Hunding, comme un Stephen Milling ou un Mika Kares peuvent le faire aujourd’hui. Ingela Brimberg, en revanche, est une Brünnhilde de grand relief, que l’on est impatient de réentendre dans Siegfried et Götterdämmerung. La familiarité de la soprano suédoise avec le rôle lui permet d’en déjouer tous les pièges, des contre-ut de son entrée, formidablement assurés, aux éclats et implorations de ses affrontements avec Wotan, d’une brûlante intensité.
Reste le spectacle de Romeo Castellucci, moins foisonnant que dans Das Rheingold mais, dans ses meilleurs moments, encore plus éblouissant. Un théâtre d’images, avant tout, souvent fulgurantes, comme on le vérifie dès le Prélude : derrière un tulle, sur un plateau plongé dans l’obscurité, un danseur, vêtu d’une espèce de pyjama écru et attaché à des filins tombant des cintres, est ballotté dans tous les sens au rythme de la tempête, avant de laisser la place, par un habile tour de passe-passe, à Peter Wedd/Siegmund, habillé de la même manière.
Au I, on retient encore ce singulier empilement de buffets, armoires, tables et sièges de teinte sombre, constamment en mouvement, entre lesquels circulent les personnages, ce Hunding vêtu d’un manteau noir en peau de loup, flanqué d’un chien de la même couleur et armé, en guise de main droite, d’une double griffe démesurée, et, surtout, ce couple de jumeaux incestueux qui, pendant « Winterstürme » et « Du bist der Lenz », se recouvrent mutuellement le corps de fleurs. C’est sublimement beau et, en même temps, fidèle au texte.
Au II, l’image la plus spectaculaire est celle de l’entrée de Fricka, dans un monumental costume blanc, l’enveloppant des pieds à la tête. Nous aimons aussi beaucoup, pendant le choc entre les époux, le vol des colombes, symboles de paix, sous la conduite de leurs dresseurs (Fricka, logiquement, en tuera une fausse en partant, qui restera suspendue à une barre pendant l’entrevue Wotan/Brünnhilde). Et nous garderons le souvenir du cheval de la Walkyrie, représenté par ses seuls sabots blancs, mus par des figurants au corps couvert de noir, invisibles dans l’obscurité.
Tous les symboles sont-ils aussi déchiffrables ? Franchement, non. Pourquoi Hunding dort-il dans un confessionnal ? Pourquoi Siegmund range-t-il son épée dans un réfrigérateur dérivant sur le plateau ? Pourquoi frère et sœur s’aspergent-ils de sang et de lait, en une sorte de baptême réciproque, à la fin du I ? Plusieurs explications nous viennent à l’esprit, mais bien malin qui peut dire laquelle est la bonne… Peut-être, après tout, n’y en a-t-il pas, le spectateur devant, comme toujours, renoncer à une part de rationalité, pour goûter le théâtre de Romeo Castellucci.
Le III, heureusement, balaie nos réserves et interrogations. D’abord, pour l’extraordinaire réussite visuelle de la « Chevauchée » : plateau à nouveau plongé dans l’obscurité, d’où émergent les silhouettes de chevaux noirs, guidés par leurs dresseurs ; Walkyries également en noir, armées de casques et de boucliers, tirant derrière elles les corps nus de guerriers morts au combat, puis les empilant pour former un monticule. Ensuite, pour une scène finale, dont la sobriété et la puissance d’émotion coupent littéralement le souffle.
Les retrouvailles entre le père et la fille commencent dans la pénombre, sans décor, ni accessoire : tout repose sur l’intensité de la direction d’acteurs (qui avait connu quelques pannes, au I et au II), du chant et de l’orchestre. Puis, au moment où Wotan s’apprête à plonger Brünnhilde dans le sommeil, un écran blanc descend des cintres, l’irruption de la lumière créant un véritable choc.
L’écran bascule lentement, se place horizontalement en surplomb, puis redescend pour enfermer la coupable, laissant un insterstice par lequel de la fumée surgit. N’aura-t-on rien d’autre en guise de feu ? C’est compter sans le génie de Romeo Castellucci. Sur les dernières mesures, alors qu’Alain Altinoglu met l’auditeur en transe, Wotan, debout à l’avant-scène, lève la main. Un cerceau-anneau (celui que l’on voyait dans Das Rheingold) surgit. Suspendu dans les airs, il s’enflamme brièvement, puis le noir se fait. Inoubliable !
RICHARD MARTET