Metropolitan Opera, 12 avril
On a beau être la plus prestigieuse scène du monde, on peut adorer les petites histoires de famille. C’est, en tout cas, ce que semble avoir voulu démontrer le Met, avec l’antépénultième représentation de cette reprise d’Elektra, dans la mise en scène de Patrice Chéreau (1944-2013), créée à Aix-en-Provence, en juillet 2013, et reprise ici par Peter McClintock. Il faut dire que la célèbre institution avait besoin de resserrer les liens avec son public : la décision de Peter Gelb, un mois plus tôt, de déprogrammer Anna Netrebko, suite à l’invasion russe en Ukraine, avait soulevé quelques contestations – les soutiens financiers de la maison aiment bien, eux aussi, jongler avec le passionnel…
Histoire de famille lyrique locale, d’abord, avec l’accueil chaleureux réservé aux Servantes qui ouvrent l’opéra. Les plus récentes recrues, Krysty Swann ou Alexandria Shiner (l’une et l’autre très prometteuses), donnaient ainsi la réplique à une « vétérane », la soprano Hei-Kyung Hong, grande habituée du Met depuis trente-huit ans, qui, malgré une voix avouant les effets du temps, conserve un indéniable impact, une présence certaine, et une capacité évidente à réveiller les souvenirs émerveillés des habitués.
Familiale, encore, la manière dont a été accueillie, et préparée, Rebecca Nash. Depuis le début des représentations, c’est Nina Stemme qui chantait Elektra (avec vaillance, aux dires des critiques américains, malgré ses déjà 58 printemps). Mais elle préféra se désister, ce soir-là. Difficile, donc, de juger de la prestation de la soprano australienne, qui marchait d’autant plus sur des œufs que c’étaient ses premiers pas au Met… et dans le rôle ! Disons que ses défauts vocaux (vibrato trop serré dans les aigus, manque de puissance dans le médium) furent compensés par son engagement scénique.
La manière dont Rebecca Nash se jeta dans les bras de ses partenaires aux saluts, ou dont elle remercia avec des baisers à la volée le souffleur, manifestement très sollicité, témoignèrent du soutien qu’elle avait trouvé auprès de l’équipe. Et vraisemblablement auprès de Donald Runnicles, autre familier du lieu qui, à défaut de faire décoller l’orchestre, assura en bon technicien la mise en place et les équilibres.
Dans un environnement différent, la Klytämnestra de Michaela Schuster aurait pu impressionner. Même si sa voix n’est pas des plus séduisantes, la mezzo allemande trouve les moyens d’émouvoir et de communiquer la tragédie de cette femme déchirée. Mais la brillante comédienne ne pouvait que pâlir devant l’événement de cette reprise : la prise de rôle de Lise Davidsen en Chrysothemis.
Dès son apparition, la soprano norvégienne domine de la tête, du regard et du corps. Car avant d’être une voix (et quelle voix !), elle est d’abord une présence qui s’impose dès l’entrée, centrale et pourtant presque subreptice, que lui réserve la mise en scène. Avec un jeu enthousiaste, juvénile, haletant, elle réussit à incarner une femme déterminée, jeune certes, mais bien éloignée des péronnelles conjugalistes face à qui les folies d’Elektra ont toujours quelque chose de roboratif.
Et puis, il y a ses qualités vocales et musicales, qui la hissent aujourd’hui au sommet du monde lyrique. En particulier dans un tel lieu, et avec une telle œuvre. Car Elektra est d’abord affaire de formats. Sous cet angle, Lise Davidsen écrase tout, et dans des proportions insolentes. L’instrument n’est pas seulement d’une puissance historique, mais d’une rayonnante beauté : le galbe, la rondeur, la richesse des harmoniques, la longueur du souffle, la fusion de la note et de la syllabe…
Ajoutez encore la précision, l’intonation impeccable, une intensité de tous les instants, le tout sans effort apparent ! En somme, un mixte de performances techniques et artistiques qui laisse bouche bée.
LIONEL ESPARZA