Teatro di San Carlo, 13 avril
Pour le retour de La Gioconda à Naples, Stéphane Lissner, « sovrintendente » du Teatro di San Carlo, avait décidé d’inviter quatre des plus grandes vedettes du moment : Anna Netrebko, Anita Rachvelishvili, Jonas Kaufmann et Ludovic Tézier. De quoi garantir une ruée au box-office – qui a bien eu lieu – et une exécution à la hauteur du flamboyant chef-d’œuvre de Ponchielli – qui a presque eu lieu.
Le forfait d’Anita Rachvelishvili aurait pu retirer de son impact à cette affiche on ne peut plus excitante. Il n’en a rien été, grâce à Eve-Maud Hubeaux, déjà Laura au Festival de Pâques (Osterfestspiele) de Salzbourg, aux côtés d’Anna Netrebko et Jonas Kaufmann, deux semaines plus tôt. À une allure royale, la mezzo-soprano franco-suisse ajoute un aigu lumineux et puissant, ainsi qu’un phrasé varié et émouvant. Tout juste souhaiterait-on qu’elle appuie moins l’extrême grave, dans son duo avec Alvise, au début du III.
De plus, comme Nicolas Blanmont le soulignait dans son compte rendu salzbourgeois (voir O. M. n° 202 p. 39 de mai 2024), le timbre d’Eve-Maud Hubeaux se marie idéalement avec celui d’Anna Netrebko, lors de leur affrontement du II. Dans une forme vocale aussi somptueuse qu’en Adriana Lecouvreur, à l’Opéra Bastille, en janvier dernier, la soprano russo-autrichienne relève les défis de Gioconda, sans trahir la moindre faiblesse, incertitude ou faute de goût.
Par la seule beauté de l’instrument et la sincérité de l’accent, Anna Netrebko touche le spectateur droit au cœur, notamment dans un dernier acte bouleversant. Et avec quelle aisance elle domine partenaires, chœurs et orchestre déchaînés, dans le concertato final du III !
Pour son premier Barnaba scénique (il a abordé le rôle, en concert, à Sydney, en août 2023, avec déjà Jonas Kaufmann), Ludovic Tézier accomplit un sans-faute. La splendeur des moyens, l’homogénéité du registre, la facilité et l’élégance de l’émission (la périlleuse ballade « Pescator, affonda l’esca »), la capacité à faire peur, sans en rajouter dans les effets (le puissant et ténébreux « O monumento ! »), sont celles d’un baryton d’exception.
D’origine roumano-hongroise et membre de la troupe du Bayerische Staatsoper de Munich, le jeune Alexander Köpeczi campe un digne Alvise, même si un air aussi emblématique du répertoire de basse que « Si, morir ella de’ ! » réclame davantage d’épaisseur, d’arrogance et d’expérience. Nous lui préférons l’Ukrainienne Kseniia Nikolaieva, elle aussi en début de carrière, mais Cieca déjà impressionnante de profondeur (un vrai contralto, enfin !) et de qualité du legato.
Reste Jonas Kaufmann en Enzo. À Salzbourg, le 27 mars, Nicolas Blanmont, déçu, s’interrogeait : « Soirée «sans», ou indices d’une altération plus profonde ? L’avenir seul le dira. » Dix-sept jours plus tard, l’état vocal n’est pas meilleur, avec les mêmes attaques imprécises, le même recours à un détimbrage de plus en plus hasardeux et, surtout, le même déficit de projection.
Dans le concertato du III, déjà mentionné, le ténor allemand disparaît complètement, alors qu’il doit en partager le leadership avec la soprano. Quelques (rares) moments de grâce ne dissipent pas la pénible sensation laissée par sa prestation, d’ailleurs beaucoup moins applaudie, aux saluts, que celles d’Anna Netrebko et Ludovic Tézier.r
Préparés par Fabrizio Cassi, les chœurs maison sont en grande forme, tout comme l’orchestre, sous la baguette d’un Pinchas Steinberg particulièrement inspiré. À 79 ans, le chef israélien reste un modèle de « maestro concertatore » à l’ancienne, attentif à soutenir les chanteurs, sans jamais perdre de vue l’architecture d’ensemble, ni la tension dramatique d’une partition qu’il dirige avec une fougue et un lyrisme irrésistibles.
Plutôt que de se lancer dans une relecture aventureuse, Romain Gilbert signe une mise en scène respectueuse de la musique et du livret. À Bruxelles et Toulouse, Olivier Py avait montré que l’on pouvait aller plus loin dans cette voie, avec une proposition dramaturgique plus forte, notamment pour la « Danse des heures », réglée de manière on ne peut plus traditionnelle par Vincent Chaillet. Pour autant, La Gioconda s’accommode bien de ces décors d’un gris sobre, où des portes surmontées de chapiteaux (pour le I), un esquif, une bitte d’amarrage et des roseaux (pour les II et IV), un trône et un énorme lustre (pour le III), suffisent à définir les lieux de l’action.
Inévitablement, le public reste un peu sur sa faim, en ce qui concerne les fastes du « grand opéra », dont l’ouvrage se réclame explicitement. Mais les splendides costumes d’époque de Christian Lacroix et les éclairages raffinés de Valerio Tiberi offrent de belles compensations, flattant l’œil du spectateur, tout en laissant ses oreilles goûter librement une fête vocale et orchestrale, dont nous garderons longtemps le souvenir.
RICHARD MARTET