Semperoper, 2 avril
C’est à Dresde qu’ont été créés plus de la moitié des opéras de Richard Strauss – dont Salome, Elektra et Der Rosenkavalier. Et si Die Frau ohne Schatten, qui vit le jour à Vienne, au terme d’interminables discussions et tractations, fait exception, il n’en était pas moins naturel que Christian Thielemann choisisse cet ouvrage pour ses adieux à la fosse du Semperoper, en tant que directeur musical de la Sächsische Staatskapelle.
Car cet orchestre d’exception est, bel et bien, au même titre que les Wiener Philharmoniker et le Bayerisches Staatsorchester – mais avec son identité propre –, le dépositaire d’un son, d’une tradition, d’un héritage authentiquement straussiens. Un velours inimitable, une densité sans pesanteur, des soli jaillissant en fulgurances qui, dans l’ici et maintenant de la représentation, sans invoquer, donc, la mémoire discographique, semblent inouïes… Tout cela, cette partition hors norme l’exalte jusqu’à l’ivresse.
D’autant qu’au pupitre, Christian Thielemann, assurément, depuis Karl Böhm, le gardien le plus intime de secrets qu’elle a, certes, récemment livrés à quelques autres – Kirill Petrenko en tête –, en maîtrise les paramètres, de l’infiniment petit au démesurément grand, avec une autorité qui laisse pantois.
De musiciens décidément en état de grâce, il obtient, dans les diaprures qui font un écrin irréel au réveil de l’Impératrice, les envolées les plus diaphanes, puis, avec un sens suprême de la gradation – perceptible, à ce degré, seulement en salle –, une puissance cataclysmique, balayant tout, dans le climax qu’est la fin du II, comme au paroxysme vertigineux du III. Et sans que les voix n’aient jamais à lutter – miracle d’une acoustique unique –, non pour se faire simplement entendre, mais pour chanter, avec un luxe de nuances rare.
Sans doute les interprètes du quintette de protagonistes n’ont-ils pas l’aura légendaire des très grands du passé, que la mémoire entretenue par le disque – en quelques captations, surtout sur le vif – a rendus inatteignables. Mais ce sont, à des hauteurs variables, peut-être, des géants d’aujourd’hui.
Une découverte, d’abord, en la personne d’Oleksandr Pushniak, choisi tardivement pour Barak – sans titulaire, lors de l’annonce du reste de la distribution. Le baryton-basse ukrainien, qui intègrera la troupe du Semperoper, la saison prochaine, pour y tenir, Scarpia (Tosca) excepté, des rôles de moindre importance, frappe, d’emblée, par une stature presque d’ogre que sa maladresse rend touchant. Et s’il lui manque, ici et là, un supplément de legato, le timbre renvoie constamment le reflet réconfortant de la tendresse humaine.
En Teinturière, Miina-Liisa Värelä fait, surtout, valoir le tranchant et l’endurance d’un soprano dont le registre supérieur, plus d’une fois vrillé, n’est pas infaillible – ce que l’absence des coupures d’usage, rouvertes par Christian Thielemann, rend délicat. C’est déjà beaucoup, mais pas assez pour rivaliser, pour s’en tenir aux dernières années, avec Elena Pankratova, Nina Stemme, Lise Lindstrom, Iréne Theorin, dans ses bons soirs, ou encore Ambur Braid, à l’Opéra de Lyon – face à un orchestre réduit de plus d’un tiers, il est vrai.
Evelyn Herlitzius, quant à elle, est telle que nous l’avions vue et entendue à Stuttgart, le 2 décembre dernier (voir O. M. n° 199 p. 116 de février 2024), immense tragédienne, à la mue parfaitement complète et réussie de Hochdramatischer strident, au vibrato béant, vers le grand mezzo dramatique, à la fois maléfique, dans sa misanthropie hargneuse, et maternel, de la Nourrice.
Eric Cutler déclare-t-il forfait pour la dernière des quatre représentations de cette nouvelle production ? Qu’à cela ne tienne, Andreas Schager, à peine ôté le costume de Siegfried, incarné dans deux cycles complets du Ring, achevés la veille, au Staatsoper de Berlin, vient à la rescousse, avec sa fraîcheur coutumière. Affrontant, comme si de rien n’était, l’écriture redoutable de l’Empereur, le ténor autrichien s’y montre d’une clarté, d’une fluidité et d’une variété dans la dynamique, qu’il n’a pas toujours, loin s’en faut, dans ses exploits wagnériens.
Sont-ce ses récentes – et premières – Isolde et Brünnhilde ? Camilla Nylund a gagné en chair de véritable soprano dramatique – au III, d’une superbe intensité –, sans rien perdre de la lumière nécessaire au réveil de l’Impératrice, même si elle n’y atteint pas, ou plus, le contre-ré d’une vocalise que Strauss a voulue quasi impossible. Celui, bémol, du II est, en revanche, longuement tenu, et radieux. À l’image d’une artiste au faîte de sa maturité.
Reste le spectacle de David Bösch, moins signé qu’à l’ordinaire, malgré des vidéos projetant, ou non, des ombres, dans un noir et blanc autorisant, aussi, la couleur. Le metteur en scène allemand propose, aux deux premiers actes, une lecture somme toute littérale, dans une esthétique banalement d’aujourd’hui, avec un ascenseur, pour passer d’un monde à l’autre, assurant, peu ou prou, une forme, assez misérabiliste, de grand spectacle.
Si l’immense faucon blanc, qui transporte l’Empereur dans ses griffes, fait un certain effet, au III, la conclusion se révèle aussi énigmatique que tirée par les cheveux, lorsque la Nourrice, revenue d’on ne sait où, sépare les couples enfin réunis.
Mais voilà qui pèsera bien peu, dans le souvenir d’une soirée musicalement captivante.
MEHDI MAHDAVI