Opéras Une Femme non sans fulgurances à Lyon
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Une Femme non sans fulgurances à Lyon

06/11/2023
Josef Wagner (Barak) et Ambur Braid (Sein Weib). © Bertrand Stofleth

Opéra, 17 octobre

Il faut saluer, d’abord, l’audace dont a fait preuve l’Opéra de Lyon, en programmant, pour la première fois de son histoire, Die Frau ohne Schatten. A fortiori dans un contexte budgétaire contraint, au point de ne pas laisser d’autre choix à l’institution que de baisser le rideau beaucoup plus tôt que prévu, la saison dernière, en reportant, notamment, la création française d’On purge bébé ! de Philippe Boesmans – afin de pouvoir maintenir la nouvelle production de l’ouvrage de Richard Strauss, d’une envergure colossale, à tous points de vue, surtout pour une maison qui, si elle peut, légitimement, se targuer d’une réputation dépassant largement les frontières de l’Hexagone, n’en reste pas moins de taille moyenne.

Malgré un résultat assez inévitablement inégal, dès lors, le sacrifice en valait la peine. D’abord pour l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, qui se couvre de gloire, dans la réduction, quasiment de moitié, imposée à l’effectif originel par les dimensions de la fosse.

Sèches, étriquées, pétards mouillés, en somme, les déflagrations initiales laissaient, pourtant, craindre le pire. Mais, sans atteindre le degré de plénitude, ni, surtout, les profondeurs des phalanges illustres – Vienne, Munich, Dresde, aussi – qui ont longtemps eu, et ont encore, l’apanage de l’héritage straussien, les sortilèges de cette instrumentation d’une luxuriance souvent inouïe, constellée de soli envoûtants, ne tardent pas à opérer.

C’est que, dans son tout premier Strauss lyrique – que l’Opéra de Lyon devait, assurément, à son directeur musical –, Daniele Rustioni raffine des textures mirifiquement irisées, et attise le drame avec une maîtrise décidément supérieure.

Du plateau vocal, qui requiert cinq géants, taillés dans une étoffe que les légendes du passé – Leonie Rysanek, presque toujours, et James King, Christa Ludwig ou Birgit Nilsson, Dietrich Fischer-Dieskau ou Walter Berry, et quelques variantes – ont marquée d’une empreinte indélébile, se détache, très nettement, le couple des humains.

L’annulation, pour cause de Covid, des représentations prévues en 2020, au DNO d’Amsterdam, a retardé la prise de rôle espérée du baryton-basse autrichien Josef Wagner, désormais dans sa pleine maturité. L’onction du phrasé, la beauté et les ressources jamais entamées du timbre dessinent, d’emblée, un Barak idéal.

Il faudra, sans doute, réentendre Ambur Braid avec l’orchestre au complet, pour être aussi catégorique au sujet de sa Teinturière. Si le format de la soprano canadienne, qui, en 2018, chantait encore la Reine de la Nuit (Die Zauberflöte), est moins d’une Elektra que d’une Salome, elle tient, ici, absolument en haleine par un alliage, tant physique que vocal, de tranchant et de sensualité.

Pour Lindsay Ammann, le I tourne assez vite à l’épreuve, avec un aigu entre tôle ondulée attaquée par la rouille et sirène d’alarme. La Nourrice de la mezzo américaine a, cependant, l’argument, tout sauf négligeable, d’un grave moins fuligineux que basaltique – jusqu’à ce sol comme émané des entrailles de la terre. Et puis, son si bémol dardé, intarissable, à la fin du II, cloue, littéralement, l’auditeur à son fauteuil !

Couleur ingrate et ligne erratique, le ténor allemand Vincent Wolfsteiner est constamment dépassé par l’écriture de l’Empereur – et ce n’est pas lui rendre la tâche facile que de le faire sans cesse tomber à genoux, puis se relever. Non plus que de soumettre l’oreille à la tentation des prodigieuses promesses de la Voix du Jeune Homme de son cadet, le britannique Robert Lewis… 

Ni lumineuse, ni agile, Sara Jakubiak ne peut prétendre à cette grâce sur les pointes – jusqu’au contre-ré – de l’entrée, si singulièrement redoutable, de l’Impératrice, qui n’est, il est vrai, qu’à la portée de quelques rares élues. Le II arrache à cet instrument, d’une ampleur enviable, et apprécié ailleurs, une succession de cris, sans que le III ne lui restitue une assise, et ses capacités expressives. Gageons que la soprano américaine n’y reviendra plus.

L’actrice aurait-elle, au moins, davantage convaincu, si elle n’avait pas été victime du poncif, en pyjama de soie ou imperméable, de la riche bourgeoise névropathe, portée sur l’automutilation, comme en atteste sa tentative de suicide liminaire ?

La mise en scène de Mariusz Trelinski vaut, certainement, mieux pour sa belle signature esthétique, et les atmosphères sombres, étouffantes, créées par les décors de Fabien Lédé, les lumières de Marc Heinz, et les vidéos de Bartek Macias, que pour une dramaturgie de prime abord contournée, car en grande partie fondée sur des ressorts psychanalytiques, certes déjà éculés, mais, en définitive, assez banalement contemporains.

Plutôt que le contraste entre le monde des Esprits et celui des Hommes, une tournette illustre une opposition de classes sociales. Sur l’endroit, la luxueuse chambre d’une femme délaissée par un amant indifférent et fuyant. Sur l’envers, l’appartement glauque où vit son antagoniste, oppressée par l’excès d’amour de son mari.

Entre les deux, une palmeraie, où s’animent des hallucinations. Quant au Faucon et au Jeune Homme, incarné par un figurant recouvert d’or et très « gender fluid», ils s’inscrivent bien dans l’univers du conte. Tout comme ce III, glaçant, avec Keikobad gisant sur un catafalque, alors qu’un immense monolithe descend peu à peu, tel un symbole de la menace de pétrification de l’Empereur.

Un spectacle, somme toute, respectueux du livret de Hofmannsthal, donc. À ceci près que l’ultime apparition de l’Impératrice, vieillie, et en deuil des enfants qui ne sont pas nés – ou de celui, peut-être, qui n’a pas (sur)vécu –, prend ses distances avec l’exaltation nataliste, indéniablement emphatique, du finale. Sans pour autant amoindrir l’impact d’une soirée qui, malgré ses défauts, aura libéré, par fulgurances, les forces captivantes à l’œuvre dans Die Frau ohne Schatten.

MEHDI MAHDAVI

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