Opéras Une Dame de pique sans vertige à Munich
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Une Dame de pique sans vertige à Munich

06/03/2024
Roman Burdenko (Le Comte Tomski) et Brandon Jovanovich (Hermann). © Wilfried Hösl

Nationaltheater, 20 février

Une Dame de pique sans Hermann… Le Bayerische Staatsoper de Munich ne l’a, évidemment, pas fait exprès. Et d’autant moins que l’incarnation de Brandon Jovanovich était précédée d’une réputation plus que flatteuse. François Lehel saluait, ainsi, la prise de rôle du ténor américain, au Festival de Salzbourg – ce qui n’est pas rien –, en août 2018 (voir O. M. n° 143 p. 60 d’octobre), en ces termes dithyrambiques : « Aigu éclatant, au beau timbre doré, appuyé sur un large médium, passant sans mal du plus héroïquement désespéré au pianissimo le plus résigné, acteur de premier plan, au vigoureux et séduisant physique : force aveugle qui va. »

Et William Shackelford renchérissait, à propos d’une reprise de l’ouvrage, au Lyric Opera de Chicago, en février 2020 (voir O. M. n° 160 p. 43 d’avril) : « Brandon Jovanovich projette son Heldentenor claironnant avec une formidable aisance, tout en se montrant capable d’un irrésistible lyrisme dans les moments de tendresse. »

Méforme passagère – aucune annonce n’est faite, ni avant la représentation, ni après l’entracte – ou déclin précoce, plutôt soudain et rapide, le « Heldentenor claironnant » n’apparaît plus, quatre ans plus tard, que comme l’un de ces chanteurs chez lesquels l’accident est toujours à craindre. Au I, pas un aigu ne passe – ce qui s’arrange un peu, par la suite, au prix de grandes précautions, réfrénant les ardeurs de l’interprète, et partant du personnage.

Le timbre, de plus, est ingrat, comme éteint, et l’intonation souvent douteuse, sur l’ensemble du registre, tandis que l’acteur, dont le physique demeure, a priori, un atout, se perd dans une mauvaise imitation, et donc une caricature, de la « Méthode » de l’Actors Studio. Dès lors que l’opéra repose, essentiellement, sur les épaules d’Hermann, la production s’en trouve absolument plombée.

Et la présence d’Asmik Grigorian, dont l’intensité athlétique de la silhouette, qu’un rien habille, est accentuée par les superbes vidéos en plan rapproché, ponctuant les différents tableaux – en une traduction, suffisamment soignée pour ne pas être trop littérale, de l’obsession du antihéros –, n’y change rien.

C’est que la soprano lituanienne, après une série de défis lancés à un instrument aux métamorphoses inespérées – en Lady Macbeth (Macbeth), au Festival de Salzbourg, en août dernier, puis, surtout, en Turandot, au Staatsoper de Vienne, en décembre – ne semble pas, en Lisa, ni dans sa meilleure voix, ni dans son meilleur rôle. Car plus d’une fois tendue, et d’une palette dynamique limitée.

Repassée de soprano à mezzo, et un temps revenue aux emplois qui firent initialement sa gloire, Violeta Urmana prend, depuis quelques saisons, le virage de sa troisième partie de carrière. À Klytämnestra (Elektra) et Herodias (Salome) succède, à présent, la Comtesse, en l’occurrence attifée et emperruquée façon Elizabeth Taylor dernière période – ce qui est tout sauf seyant, quoique davantage que la calvitie de son corps-à-corps, entourée de multiples doubles, avec Hermann.

Assurément plus atypiques, Felicity Palmer, pour ses adieux à la scène – sans qu’ils ne soient, d’ailleurs, annoncés –, en janvier 2019, au Covent Garden de Londres, et Anne Sofie von Otter, en septembre 2022, à la Monnaie de Bruxelles, nous ont fait, dans la cavatine de Grétry, bien plus forte, et durable impression.

En Pauline, Victoria Karkacheva est, en revanche, une révélation, au velours somptueusement moiré. Et les deux barytons dominent le plateau, avec un Boris Pinkhasovich au legato souverain, dans l’air d’Eletski, et – c’est à lui que va notre préférence – un Roman Burdenko d’un éclat, d’un tranchant et d’un mordant méphistophélique jusqu’à l’ivresse, en Tomski.

Aziz Shokhakimov, le jeune directeur musical de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, réussit ses débuts dans la fosse du Bayerische Staatsoper, grâce à son sens des équilibres et des couleurs – aidé, en cela, par la palette du vénérable Bayerisches Staatsorchester –, et à une parfaite solidité dans la progression dramatique. À défaut, sans doute, de fulgurances.

Le spectacle de Benedict Andrews, enfin, mise tout sur les atmosphères. Et doit beaucoup, de ce point de vue, à la scénographie, dont les éléments surgissent immanquablement de l’obscurité, de Rufus Didwiszus, collaborateur régulier de Barrie Kosky.

Un casino enfumé se détache sur des brumes macabres ; quatre voitures aux phares allumés – qu’il faudrait désormais interdire, car Calixto Bieito l’a fait, voici déjà un quart de siècle, dans sa Carmen, toujours au répertoire de quelques maisons – s’avancent, face au public, depuis le lointain ; et puis, dans « la chambre de la Comtesse, le miroir sur sa coiffeuse [évidemment agrandi] devient l’étang de Narcisse » – on cite le programme de salle, parce que la référence nous avait échappé…

Benedict Andrews invoque le film noir, comme principale source d’inspiration, et un environnement mafieux, dont découle, sans doute, la coupure de la « Pastorale » du II, où chœurs et solistes, aux visages pour la plupart recouverts de masques au teint chair, qu’on ne devine que progressivement, sont installés sur des gradins.

La mémoire gardera, d’abord, le souvenir de la scène du canal d’Hiver, avec ce pont ne menant nulle part, depuis lequel Lisa se jette, telle Tosca. Comme un résumé de l’accomplissement esthétique d’une proposition, à laquelle aura cruellement manqué un protagoniste en pleine possession de ses moyens, pour insuffler à la tragédie, un vertige attendu en vain.

MEHDI MAHDAVI

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