La Monnaie, 10 septembre
Bernard Foccroulle (né en 1953) a patiemment étudié les possibilités dramatiques de la voix, avant de se lancer dans la composition d’un opéra : les mélodies et autres lieder qu’il a auparavant écrits lui ont, ainsi, permis d’être à l’aise avec cet instrument. C’est le premier enseignement qu’on tirera de la création mondiale de Cassandra, dont chaque élément, et notamment le rapport harmonieux entre scène et orchestre, concourt à la réussite de l’ensemble.
L’ouvrage ne raconte pas, à proprement parler, une histoire : la figure antique de Cassandre (Cassandra), qui se refuse à Apollon (Apollo) et ne peut qu’annoncer en vain la chute de Troie, est ici la sœur lointaine de Sandra, jeune activiste du climat, qui essaie de ne pas prêcher dans le désert.La première reste ainsi dans la déploration, alors que la seconde multiplie les ruses pour se faire entendre, se produisant seule en scène dans des sketches – annoncés sous forme de prospectus, à l’entrée du théâtre (« Sandra Seymour, the Climate Clown », car le livret de Matthew Jocelyn est en anglais) –, afin de ne pas sombrer dans un vain prêchi-prêcha.
Ce qui nous vaut une séquence cocasse. Installé dans le public, un spectateur en colère (en réalité, le chanteur chargé du rôle d’Apollo !) la prend à partie pour dénoncer la pauvreté de sa prestation – un peu à la manière de Yannick, le protagoniste du récent film du cinéaste français Quentin Dupieux (Yannick, 2023). Une manière de ne pas sombrer dans l’alternance monotone des scènes mythologiques et contemporaines, qui était le risque d’un opéra dépourvu de vraie narration.
Les personnages de Cassandra ne sont, toutefois, pas réduits à des archétypes. Même si elle refuse provisoirement la maternité, contrairement à sa sœur Naomi, Sandra n’est pas une militante hystérique. Les plus bornés sont peut-être Apollo, qui ne pense qu’à faire céder Cassandra par tous les moyens, y compris le chantage le plus vil, et Blake, petit ami de Sandra, dépourvu de tout humour, qui voit des détraqués sexuels partout.
L’un des moments les plus saisissants de l’ouvrage reste celui où Priam découvre tout ce que les livres, depuis la chute de Troie, ont écrit à son sujet : vrai désespoir d’un roi devenu personnage, qui ne trouve plus sa place, ni après sa mort physique, ni dans la littérature.
À la fin, Sandra apprend que le bateau sur lequel s’est embarqué Blake a été victime d’un iceberg, cependant qu’au même moment, Naomi perd les eaux ! Le monde de Sandra s’écroule, ce qui lui permet de retrouver Cassandra dans une plainte que le chœur reprend, en citant la Cantate BWV 26 de Bach : Ach wie flüchtig, ach wie nichtig (Ah, combien fugitive ! Ah, combien vaine est la vie de l’homme !).
Bernard Foccroulle procède, cependant, moins par citations que par allusions. À Monteverdi, au moment où Cassandra retrouve ses parents aux Enfers, au jazz, dans une étonnante séquence accompagnant étreinte… Avec, dans l’ensemble, une utilisation éloquente des timbres instrumentaux – le saxophone alto associé à Blake, le marimba traduisant l’entrain de Sandra, etc. Quant aux percurssions, elles surprennent sans déferler, l’écriture privilégiant l’éparpillement des timbres sur les tutti.
Si le parlé est utilisé avec parcimonie, le compositeur belge ne révolutionne pas, pour autant, le traitement de la voix, et réserve peu de moments vraiment lyriques, préférant aux grands épanchements, la sobriété d’un récitatif serré, concis. À cet égard, les scènes mythologiques séduisent, peut-être, davantage. Parce qu’il est plus flatteur de faire entendre un lamento douloureux que de traduire, musicalement, une conférence, un spectacle comique, voire un repas de famille où l’on se dispute.
Le spectacle de la réalisatrice française Marie-Ève Signeyrole foisonne d’idées bienvenues. On lui pardonnera de nous infliger, au cours de la première scène, l’inévitable caméraman filmant, en direct, des images reproduites sur un écran géant. Car le procédé n’est plus utilisé par la suite, et les vidéos sont réduites à l’essentiel.
Un cube géant est au cœur du dispositif de Fabien Teigné. Il subit toutes les métamorphoses possibles (iceberg, ruche, bibliothèque…) et permet à Cassandra, au tout début de l’ouvrage, de jaillir du décor à la manière d’une apparition. Un petit cheval de bois fait discrètement le lien entre la chute de Troie et le monde de l’enfance. Quant à la première scène des abeilles, elle est accompagnée d’une espèce de ballet de gouttes d’eau réellement féerique.
À cette création très aboutie participe une équipe de chanteurs fort bien choisie. La mezzo serbe Katarina Bradic a la grandeur désespérée de la prophétesse déchue. Sa voix lui permet une déclamation violente et quelques cris maîtrisés, cependant que la soprano américaine Jessica Niles a la souplesse, l’agilité, les couleurs changeantes de Sandra, celle qui se bat mais reste lucide.
Le baryton canadien Joshua Hopkins est un Apollo implacable, dont les duos avec Cassandra sont plus réussis que ceux réunissant Blake et Sandra. En effet, on a du mal à s’attacher, malgré la manière dont le ténor américain Paul Appleby sait jouer de sa voix, à ce personnage tantôt falot, tantôt prêt à la surenchère.
La soprano belge Sarah Defrise est drôle en Naomi. Si le baryton-basse israélo-sud-africain Gidon Saks passe allégrement de la détresse de Priam au cynisme d’Alexander, le père de Sandra, la mezzo britannique Susan Bickley joue, en Hecuba et Victoria, les mères protectrices ou écervelées, avec un naturel réjouissant.
Bernard Foccroulle a réservé aux Chœurs de la Monnaie de représenter les Esprits. Ils interviennent sur de longues tenues instrumentales, ajoutant une dimension hiératique, presque religieuse, à la musique.
Quant à l’Orchestre Symphonique de la Monnaie, il est emmené par Kazushi Ono, qui en fut le directeur musical, de 2002 à 2008, et cisèle sa prestation dans le souci exclusif de l’équilibre et de la clarté. Le chef japonais était tout désigné pour faire sonner cette partition, dont chaque détail semble avoir été pesé. Cassandra est plus qu’un bel objet.
CHRISTIAN WASSELIN