De Nationale Opera, 23 novembre
Christof Loy, qui a enfin droit de cité en France – en l’occurrence à l’Opéra National du Rhin, où il reviendra, pour la deuxième saison consécutive, en avril prochain, monter le rare Guercœur de Magnard – est parvenu à la quintessence de son art. Et celui-ci n’a, définitivement, rien à voir avec le « Regietheater » – ou assimilé –, même si certaines de ses productions, anciennes désormais, ont pu le laisser croire.
Le nouveau Lohengrin qu’il signe au DNO d’Amsterdam, est ainsi, aux antipodes du spectacle de Kirill Serebrennikov, à l’Opéra National de Paris (voir O. M. n° 197 p. 78 de novembre 2023), d’une constante lisibilité dramaturgique, narrative, et d’abord théâtrale.
La contemporanéité du décor – tout sauf unique, même si son architecture ne varie pas – conçu par Philipp Fürhofer, plasticien auquel le metteur en scène allemand est associé pour la première fois, n’est, certes, pas que cosmétique. Elle dit l’intemporalité du mythe, et la permanence des comportements humains, sans les circonscrire à un moment historique précis, ou à un conflit particulier.
Ce n’est d’ailleurs pas la guerre qui intéresse Christof Loy, mais bel et bien, à travers la question interdite, la question de la foi – d’où cette cathédrale industrielle, au cœur de laquelle apparaîtra, entouré d’un voile immense, celui, aussi, de la traîne d’Elsa, un orgue, à la fin du II. Et partant de la confiance.
Une vidéo liminaire montre des visages en gros plan. Ils appartiennent aux membres, bientôt en chair et os, d’une communauté qui, peu à peu, écarte les lanières du rideau sur lequel elle est projetée. Ils attendent, espèrent un miracle. Un sauveur.
Une lumière passe à travers les interstices du rideau de fer qui, au fond du plateau, bouche l’horizon. Elle envahit le plateau lorsque celui-ci se lève pour révéler, peinture sur verre, éclairée par l’arrière, un paysage hivernal stylisé. C’est de là que surgit Lohengrin, avec épée et cor, et de chaque côté duquel quatorze danseurs formeront une paire d’ailes déployées, d’une poésie épurée.
Pas un instant, Christof Loy ne cherche à substituer un quelconque réalisme aux données surnaturelles du livret. Mais il met à nu, grâce à une direction d’acteurs d’une justesse jamais forcée par une hyperactivité, ou une outrance, qui, pour certains, sont les marques obligées d’une soi-disant modernité, les ressorts psychologiques conduisant à la catastrophe. Chez Elsa, surtout, dans le regard, sur les traits de laquelle nous n’avions jamais vu le poison du doute faire son effet avec une telle vérité.
Remarquable, encore, est, dans les grandes scènes chorales, la disposition des corps dans l’espace – à laquelle fait écho, dans les passages et transitions instrumentaux, un contrepoint chorégraphique, comme un théâtre dansé.
Et rien n’est plus évident que ce finale où Lohengrin, victime de déceptions sans doute répétées, ne repart plus, cette fois, vers Montsalvat et le Graal, mais tombe mort, alors que Gottfried, l’enfant découvert par la foule, s’avance chancelant, comme happé, vers Ortrud. Dernier moment, aussi glaçant que bouleversant.
Tout aussi aboutie est la lecture orchestrale de Lorenzo Viotti, qui dirigeait son premier opéra de Wagner. Car, depuis que le chef suisse en a pris la tête – qu’il quittera, déjà, au terme de la saison 2024-2025 –, le Nederlands Philharmonisch Orkest semble métamorphosé, alliant, sous cette baguette captivante, couleurs enivrantes, urgence dramatique, et suspensions poétiques.
Décidément l’un des meilleurs d’Europe, sinon du monde, le chœur du DNO, dont la répartition, dans les deux allées du parterre, pour « Treulich geführt », témoigne de la prodigieuse tenue, porte, une nouvelle fois, chacune de ses interventions au plus haut degré d’implication scénique, et de perfection, vocale et musicale.
Si Martina Serafin et Thomas Johannes Mayer n’avaient de telles présences, le quatuor de protagonistes, complété par le luxe – inutile ? – du Héraut de Björn Bürger, qui, à Amsterdam, fut déjà Wolfram (Tannhäuser), en 2019, et les promesses d’Anthony Robin Schneider, Roi juvénile à la stature de colosse, serait bancal.
Car tant la soprano autrichienne que le baryton allemand doivent composer, en Ortrud et Telramund, avec les conséquences – stridences pour l’une, engorgement pour l’autre, large vibrato pour les deux – d’une usure précoce. Elle, à cause de son obstination à heurter un instrument autrefois pulpeux, aux vocalités verdiennes et pucciniennes les plus escarpées, puis à Isolde et Brünnhilde. Lui, enchaînant trop tôt d’innombrables Wotan, dont il avait, incontestablement, la maturité physique, et d’interprète.
Ils forment un couple riche, certes, de leurs tempéraments, de leurs inflexions, de leur évidente complicité, aussi, mais souvent pénible, sinon triste, à écouter. D’autant que Malin Byström et Daniel Behle, qui appartiennent, peu ou prou, à la même génération, sont en pleine possession de leurs moyens.
Sans doute Lohengrin constitue-t-il, pour le ténor allemand, qui y revenait pour la quatrième fois en quatre ans, une limite à ne pas dépasser. Un format à peine supérieur, ou même rien qu’une pointe, peut-être, de métal, pas nécessairement héroïque, qu’une nasalité passagère ne peut contrefaire, permettrait au phrasé, trop précautionneux, parfois même haché – jusque dans «In fernem Land », où cette émission haute et claire, cette texture toujours éminemment mozartienne, font, à bien des égards, merveille – de s’assouplir, et de se libérer.
Malin Byström, en revanche, trouve, d’emblée, le plein épanouissement, tant de la ligne, que d’un timbre dont la lumière laiteuse est à son zénith. Plus encore que dans Richard Strauss, c’est chez Wagner, et ses héroïnes « blondes », qu’elle abordait, avec Elsa, pour la première fois, que se situe l’avenir de la soprano suédoise.
MEHDI MAHDAVI