Opéras Un Don Carlo bancal à Milan
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Un Don Carlo bancal à Milan

09/01/2024
Luca Salsi (Posa) et Elina Garanca (Eboli). © Teatro alla Scala/Brescia and Amisano

Teatro alla Scala, 13 décembre

Où entendre le meilleur du chant verdien actuel, sinon à la Scala ? A fortiori dans l’incontournable production d’ouverture de la saison – inaugurée le 7 décembre, lors d’une soirée désormais plus mondaine, sans doute, qu’authentiquement lyrique. En l’occurrence, Don Carlo, dans la version, en quatre actes, dite « de Milan » (1884).

Ne vaudrait-il pas mieux, cependant, éviter, faute d’un quintette de protagonistes d’exception, de se mesurer au souvenir, relayé par de précieux enregistrements, officiels ou pirates, de représentations de légende ? Au risque, pour le surintendant, position aussi prestigieuse que délicate, d’être accusé de ne pas avoir le courage de se confronter au passé glorieux de l’institution, en présentant, au moment précis où les projecteurs et micros du monde entier sont braqués sur elle, les ouvrages indissociables de son histoire…

Passé maître dans l’art de ménager la chèvre et le chou – talent indispensable, ici, et développé lorsqu’il présidait aux destinées de cette autre maison de grande tradition qu’est le Staatsoper de Vienne –, Dominique Meyer a tout sauf failli à la mission, le devoir, même, de réunir des interprètes parmi les plus recherchés, aujourd’hui, pour ce répertoire, dont trois Italiens – le contexte politique, dans la péninsule, où les nominations, et destitutions, de directeurs d’opéra sont devenues une affaire d’État, l’imposait, sans doute. Ceux-ci n’en forment pas moins, dans les faits, une distribution plutôt bancale. Alors même que les noms de ces dames, surtout, s’inscrivent en lettres d’or au sommet de l’affiche.

Lors de ses débuts en Eboli, dans la version française, en octobre 2017, à l’Opéra National de Paris, Elina Garanca avait fait sensation, révélant l’extension et les reliefs voluptueux d’un instrument parvenu à sa pleine maturité et, mieux encore, un tempérament dont le feu couvait, depuis trop longtemps, sous une épaisse couche de glace.

Six ans plus tard, et en italien, la « Chanson du voile » a quelque peu perdu en agilité, tandis que l’incarnation manque de cet engagement viscéral que la mezzo lettone conférait à Amneris (Aida), en octobre dernier, au Staatsoper de Berlin. Mais la voix, moirée, et sa conduite, sont d’une beauté à couper le souffle, d’un extrême à l’autre de l’ambitus. Et puisque le plumage se rapporte au ramage…

Anna Netrebko laisse plus partagé. Et d’abord entre le miracle, espéré, de pianissimi enivrants d’aérienne sensualité, dispensés avec une prodigalité excédant les exigences de la partition en la matière, et des manières, redoutées, de harengère.

Écoutez cette Elisabetta – la captation du 7 décembre est disponible sur Arte Concert jusqu’au 27 juin prochain –, si peu reine d’Espagne, et fille de France pas davantage, débouler dans le cabinet de Filippo II, en vociférant « Giustizia, giustizia, Sire ! Giustizia, giustizia ! », enchaîné à un « Ho fè nella lealtà del Re  » outrageusement appuyé sur la poitrine. Avant que, invective pour invective, « Pietà mi fate… » ne ravive le mauvais souvenir de sa Lady Macbeth, crachant – à Berlin, en juin 2018 – un retentissant « Vergogna, signor ! », pourtant noté piano, à la figure de son époux.

Un « Tu che le vanità » au vibrato fluctuant alternera, encore, vrais moments de grâce dans le registre supérieur, et des graves et un médium enflés et assombris, avec une pesanteur aussi inutile qu’affligeante – « La pace dell’avel ! », à terrifier un mort…

Second choix – il remplaçait René Pape, initialement annoncé, pour l’ensemble des représentations –, Michele Pertusi manque, lui aussi, de majesté, en Filippo II, dont l’usure des moyens, dès longtemps asséchés et grisonnants, ponctue une ligne sentie d’accents parfois prosaïques. Mais qui peut, dans ce rôle, assurer la relève, alors qu’Ildar Abdrazakov, en affichant noir sur blanc son soutien à la candidature de Vladimir Poutine à sa propre succession, vient de signer la fin – temporaire ? – de sa carrière internationale ? Et le contraste est assez cruel avec Jongmin Park, dont la basse éclatante n’atteint certes pas les abysses du Grand Inquisiteur.

Si Ludovic Tézier n’existait pas, Luca Salsi, qui occupe seul, en Italie – faute de mieux ? –, le premier rang des barytons Verdi, serait le Posa le plus digne du lieu et de l’enjeu. Ce qui ne l’absout en rien, au premier acte comme dans sa « Mort », de sons mats, voire étouffés, et à l’intonation trop basse, comme, plus généralement, d’un défaut de noblesse – décidément récurrent sur ce plateau. Quant à ses tentatives, trop ostentatoires pour être passées sous silence, de battre les trilles de sa « Romance » du I, elles seront, à chaque fois, vaines.

Francesco Meli, enfin, achoppe sur le rôle-titre. Tiré, poussé, instable, en surpression quasiment permanente, son ténor autrefois lyrique ne peut plus offrir que des détimbrages en guise de nuances, s’épuise dans le trio du II, et rate d’un bon demi-ton le si bécarre de l’autodafé, d’ailleurs plus étranglé que bémol. La supposée faiblesse de caractère de l’Infant ne saurait justifier un tel naufrage…

Il faut se consoler avec la fosse, où Riccardo Chailly atteint une forme d’évidence. Qui ne tient pas à un sens dramatique peu stimulé par un spectacle d’un autre âge : costumes censément d’époque, signés Franca Squarciapino, somptueux dans leur dominante noire, contrastée par les fraises immaculées arborées à la cour ; et décors créant l’illusion, principalement grâce au retable exhibé, durant l’autodafé, d’abord sur son envers, avant de révéler ses ors sculptés, d’un faste à l’ancienne, quoique, en réalité, plutôt minimalistes, puisque limités, quelques rares pièces de mobilier exceptées, à des grilles ouvragées et à une tour d’albâtre, dont Lluis Pasqual ne semble, malheureusement, pas avoir cherché à exploiter les potentialités offertes par des parois translucides – en y projetant, par exemple, dans ce contexte étouffé sous le joug du pouvoir religieux et de sa surveillance sans merci, des ombres menaçantes.

Pourquoi pas des tableaux, grandioses ou intimistes, pourvu qu’ils soient vivants ? Mais aucun, dans leur succession, probablement flatteuse pour l’œil des nostalgiques invétérés de ce temps, supposément béni, où le metteur en scène n’imposait pas sa loi au théâtre lyrique, ne s’élève au-dessus du degré zéro de la direction d’acteurs, entre poses mélodramatiques, vraisemblablement laissées à la discrétion de chacun – les mines et attitudes d’Anna Netrebko en témoignent –, et ensembles désespérément figés.

Plutôt que du drame, donc, c’est bel et bien de l’authenticité des couleurs, tour à tour sombres et flamboyantes, et des phrasés, porteurs d’un souffle tragique, de l’orchestre du Teatro alla Scala, suprêmement épanoui dans les lenteurs jamais alanguies de la battue de son directeur musical, qu’émane l’évidence de cette interprétation. Non pas la démonstration d’une autorité impérieuse, mais une communion, entre une baguette et sa phalange, l’une et l’autre illustres, dans la force expressive de la partition.

MEHDI MAHDAVI

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