Opéras Un Boris acéré et sarcastique à Hambourg
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Un Boris acéré et sarcastique à Hambourg

28/09/2023
Alexander Tsymbalyuk (Boris Godounov). © Brinkhoff/Mögenburg

Staatsoper, 16 septembre

Programmé, puis décalé pour cause de crise sanitaire, ce Boris Godounov signé Frank Castorf voit, enfin, le jour au Staatsoper de Hambourg, en ouverture de la saison 2023-2024. Le metteur en scène allemand retrouve, à cette occasion, le dramaturge Patric Seibert, le décorateur Aleksandar Denic et la costumière Adriana Braga Peretzki – trois personnalités clés qui participaient, déjà, à l’aventure du Ring monté au Festival de Bayreuth, en 2013 (voir O. M. n° 88 p. 35 d’octobre).

Le chef-d’œuvre de Moussorgski est abordé, ici, avec un vocabulaire scénique qui fait du théâtre un art total. Il n’est pas question de limiter la trame dramaturgique à un simple changement de dynastie dirigeante, sur fond d’infanticide, mais d’analyser comment se définit la relation d’un individu au pouvoir politique. Ce travail ambitieux traite de l’histoire de la Russie, depuis le règne tsariste jusqu’à la chute du communisme, avec l’avènement des nouveaux oligarques capitalistes.

De la même manière, la disparition de l’acte dit « polonais » – il s’agit de la version de 1869 – est l’occasion de vidéos, où se rejouent, en pantomimes, les manigances du jésuite Rangoni autour de Grigori et Marina. Ces séquences additionnelles superposent le rôle joué par l’Église catholique en Pologne et le syndicat Solidarnosc dans l’effondrement du bloc de l’Est, avec les machinations autour du faux Dimitri, qui conduiront à la chute de Boris Godounov.

Filmé en temps réel par une petite équipe de vidéastes, prélevant en plans serrés des détails projetés ensuite sur des écrans mobiles, multipliant les angles et élargissant l’espace scénique, le spectacle mobilise remarquablement le regard et l’attention. D’autant que l’impressionnant décor d’Aleksandar Denic sous-tend, d’un bout à l’autre, cette puissante dimension géopolitique, montrant, notamment, comment le clocher à bulbe de l’église orthodoxe du moine Pimène se transforme en bouteille de Coca-Cola géante, dominant une valise Louis Vuitton (!), en passant par L’Ouvrier et la Kolkhozienne, l’emblématique sculpture monumentale de Vera Moukhina, à l’Exposition universelle de 1937.

Tissant un réseau complexe et étroit entre la Russie des boyards et celle du post-communisme, le système de tournette nous transporte dans les entrailles d’un palais en forme d’immense sous-marin, dont la parenté visuelle avec le cuirassé Potemkine est évidente. Et la référence à Eisenstein rejoint celle de la guerre froide, version Docteur Folamour (Dr. Strangelove, 1964) de Kubrick, avec cette table de billard entourée de cartes électroniques, affichant la position des navires de combat et la trajectoire des missiles.

Une distribution remarquable complète cette vision acérée et sarcastique. À commencer par l’excellent Chouïski de Matthias Klink, dont l’autorité vocale souligne la versatilité de l’éminence grise qui se change en commissaire du peuple. L’impeccable projection de Vitalij Kowaljow confère à Pimène le relief sonore du personnage central, par lequel advient la chute du tsar.

Admirablement réglée, la scène de l’auberge met en valeur les qualités d’abattage et de phrasé du Varlaam de Ryan Speedo Green, face au juvénile Grigori de Dovlet Nurgeldiyev. Et n’oublions pas la poésie de Florian Panzieri dans le rôle de l’Innocent. Côté féminin, on n’est pas en reste, avec le beau Fiodor de la mezzo Kady Evanyshyn, la charmante Xénia d’Olivia Boen et la Nourrice très soignée de Renate Spingler.

Interprète incontournable de Boris, Alexander Tsymbalyuk lui offre une palette expressive de tout premier ordre, capable de traduire, simplement par la voix, la façon dont les hésitations se muent en une véritable crise psychologique.

Kent Nagano aborde la partition avec un art consommé des nuances et des atmosphères. La précision et la finesse des accents, dans les scènes dialoguées, distinguent les caractères, au plus près des options scéniques voulues par Frank Castorf. Cette approche contraste avec la façon très prudente, et tout sauf spectaculaire, dont le chef américain traite les ensembles, en privilégiant la mise en place à l’urgence du théâtre.

La soirée n’en est pas moins portée par la luxuriance des pupitres de l’orchestre maison (Philharmonisches Staatsorchester Hamburg), qui plongent le drame dans un écrin sonore de tout premier plan.

DAVID VERDIER

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