Opéra, 6 novembre
Comme un jeu d’enfants – tous facilement reconnaissables, avant que leur version adulte ne confirme l’identité de chacun –, un condensé prémonitoire de l’intrigue accompagne l’Ouverture, dans ce nouvel Ariodante, monté par Jetske Mijnssen, à l’Opéra National du Rhin, en coproduction avec le Covent Garden de Londres et l’Opéra de Lausanne.
Est-ce le décor d’Etienne Pluss, vaste salle d’une luxueuse sobriété, signalant le haut rang social des protagonistes, à la fois unique et évolutif, entre ouverture de la perspective, et rétrécissement d’espaces démultipliés, dès lors moins réalistes que mentaux, dans une volonté de traduire le vertige des âmes ? Le vestiaire, empreint de l’élégance d’une contemporanéité suffisamment vague pour échapper à une encombrante actualité, conçu par Uta Meenen ?
Une impression de déjà-vu s’installe, tout au long de l’acte I, dont Jetske Mijnssen ne peut éviter qu’il ploie sous une joie d’autant plus factice, ici, qu’à son terme, le Roi se meurt. Ou, plutôt, le laisse craindre à l’assemblée, par ses convulsions hors d’haleine. Car, en réalité, ce monarque, dont les traits d’Alex Rosen – basse haendélienne de rêve, quand la direction d’acteurs, souvent hyperactive, le laisse chanter – ne peuvent donner l’illusion de la vieillesse, n’en finira plus d’agoniser, jusqu’au « lieto fine », empêché par la fuite de sa fille Ginevra, incapable, après les épreuves qu’elle a traversées, d’épouser le successeur désigné, cet Ariodante qu’elle a aimé d’une passion trop adolescente, peut-être, pour résister au temps.
Le II, qui s’enfonce dans l’obscurité, ne dissipe pas, bien au contraire, cette sensation que, par-delà la seule dimension esthétique, la réalisation de la metteuse en scène néerlandaise se situe entre la manière de Robert Carsen – malgré une domesticité moins nombreuse que dans les spectacles du Canadien, où elle se déploie en armada – et l’approche plus intensément physique, dans son ascétisme, de Christof Loy. Sans se hisser à la hauteur, ni de l’un, ni de l’autre, de ces inévitables modèles.
Il est vrai que le jeu des uns et des autres ne répond qu’assez inégalement aux ambitions affichées d’un théâtre, ou plus encore d’une « vérité psychologique » – celle-là même que Jetske Mijnssen avait su magistralement atteindre, dans son Hippolyte et Aricie en costumes, à l’Opernhaus de Zurich, en mai 2019 (voir O. M. n° 152 p. 69 de juillet-août). Au point que certains accès de violence basculent dans le comique involontaire.
Retrouvant Polinesso, qu’il a si souvent incarné, Christophe Dumaux ne court, certes, pas ce risque. Alors qu’il ferait presque figure de vétéran, au sein d’une distribution dont la jeunesse, parfois extrême, est le dénominateur commun, le contre-ténor français frappe, une fois encore, par le formidable pouvoir de persuasion de son instrument à l’éclat corrosif.
Laurence Kilsby ne lui cède en rien, sur le plan de la hargne que projette Lurcanio, avec une imparable vélocité, dans « Tu vivi, e punito » comme « Il tuo sangue ». Il faut, pour l’adoucir, la fraîcheur, à la fois délicate et plantureuse – et quel souffle ! –, de Lauranne Oliva, Dalinda qui, de simple amie, devient ici, avec ce que cela suppose, sans doute, de jalouse ambiguïté, la sœur de Ginevra.
Emöke Barath, à bien des égards, y ravit, par sa fluide netteté, dans le dessin de la vocalise, et la frémissante musicalité de la ligne. Sans parvenir, toutefois, à libérer l’émission d’une certaine crispation dans le haut du registre.
Dans une jeune carrière comme celle d’Adèle Charvet, un rôle comme Ariodante, taillé, par Haendel, aux mesures phénoménales du castrat Carestini, constitue un net passage à la vitesse supérieure. Si l’agilité, l’ambitus impressionnent déjà, la mezzo française n’en possède pas encore tout à fait les reliefs dynamiques et l’endurance, tandis qu’il manque à « Dopo notte », pour cette raison même, l’effusion virtuose qui parcourait, deux actes plus tôt, « Con l’ali di costanza ».
Surprise, enfin, dans la fosse, avec un Orchestre Symphonique de Mulhouse d’un niveau tout bonnement inespéré, malgré une légère baisse de régime, au III, dans sa pratique « historiquement informée », qui ne peut être que le fruit d’un travail en profondeur, mené par Christopher Moulds. Comme rarement, le chef britannique exalte le potentiel dramatique et expressif d’un ouvrage décidément singulier, dans la production lyrique de Haendel.
MEHDI MAHDAVI