Odéon d’Hérode Atticus, 6 juin
En prélude au Festival d’Athènes et d’Épidaure, qui fête cette année son soixante-dixième anniversaire, l’Opéra National de Grèce présente Turandot, ultime chef-d’œuvre inachevé de Puccini, dans la version complétée par Franco Alfano. Au pied de l’Acropole, dans l’écrin minéral de l’Odéon d’Hérode Atticus, Andrei Şerban livre une lecture théâtrale à la fois fiévreuse et renouvelée du cruel conte médiéval inspiré par la pièce de Carlo Gozzi. Dans sa mise en scène, le passé ne hante plus seulement les mots : il prend corps sur scène. Lou-Ling, princesse suppliciée dont Turandot ravive le souvenir, surgit dès les premiers instants, fantôme ensanglanté poursuivant sa vengeresse héritière. Flanquée d’un groupe de femmes brandissant faucilles et poignards, elle incarne l’ombre vive d’un trauma ancestral, en résonance avec les formes du théâtre asiatique, autant que du tragique antique. La scénographie, signée Chloé Obolensky, exploite avec finesse les reliefs du théâtre antique : le mur, décor modulable, est fendu par un grand voile rouge. Celui-ci se déchire pour révéler une imposante idole de pierre au rictus inquiétant. Autour, des structures en bambou, un promontoire de bois noir, des silhouettes masquées aux allures sauvages imposent une atmosphère tour à tour sophistiquée et archaïque. L’univers visuel, d’une beauté parfois brutale, épouse la violence du livret avec un certain réalisme : décapitations stylisées, personnages torturés, hémoglobine omniprésente. Les superbes costumes de la scénographe et les éclairages savamment travaillés de Jean Kalman et Simon Trottet renforcent l’impact visuel du spectacle.
Admirables de présence et de cohésion, les chœurs, intégrés au public dans les gradins sans costume distinctif, observent l’action tels des témoins anonymes, brouillant la frontière entre fiction et réalité. La direction musicale de Pier Giorgio Morandi rend pleinement justice à la richesse de la partition. Incisive, ample, contrastée, elle séduit par sa capacité à enflammer les affects sans verser dans le pathos. Sous sa battue, les pupitres de l’Orchestre de l’Opéra National de Grèce brillent par leurs couleurs chatoyantes et leur musicalité constante.
La distribution vocale peine, hélas, à pleinement convaincre. Catherine Foster, certes à son aise dans le rôle-titre, campe une Turandot puissante mais dont la prestation vocale trahit des signes d’usure : des aigus percutants, mais souvent forcés, un médium inégal, parfois voilé, et une incarnation globalement convenue. Riccardo Massi, en Calaf, livre une prestation honnête, sans jamais vraiment habiter son personnage. Son timbre lumineux, séduisant à l’oreille, souffre d’un évident déficit de projection et d’un engagement scénique trop limité. À l’inverse, Maria Kosovitsa émeut en Liù, grâce à un subtil équilibre entre élan dramatique et raffinement stylistique, malgré un léger refroidissement annoncé avant la représentation. À ses côtés, Tassos Apostolou prête à Timur une aura sombre, noble et pénétrante. Enfin, les ministres Ping (Haris Andrianos), Pang (Yannis Kalyvas) et Pong (Andreas Karaoulis), tous issus de la scène lyrique grecque, se distinguent par leur rigueur rythmique et leur italien ciselé. En fin de spectacle, au sommet du mur, l’incarnation de la princesse Lou-Ling laisse choir dans le vide un dernier voile rouge. Le sang cesse de couler, la haine s’apaise. Dans ce théâtre où le mythe dialogue avec l’Histoire, l’amour, fragile et inespéré, surgit comme une grâce – brisant, le temps d’un souffle, le cycle implacable de la vengeance.
CYRIL MAZIN
.