Teatro Regio, 26 octobre
Point d’orgue du projet « Manon Manon Manon », le troisième opéra de Puccini est un pilier du répertoire du Teatro Regio, depuis qu’il y a vu le jour, en 1893. Autant dire que les attentes étaient élevées pour cette nouvelle production – vouée, sur le plan musical, à surpasser les deux titres français « rivaux », tant l’orchestre est familier de la partition, et, sur le plan scénique, à se démarquer par une touche d’audace.
Sur ce dernier point, les amateurs d’innovation théâtrale seront restés sur leur faim. Car le spectacle d’Arnaud Bernard s’ancre dans la tradition, suivant le livret d’Illica, Oliva & Praga, avec une fidélité scrupuleuse – si ce n’est une transposition temporelle, qui projette l’ouvrage dans le « réalisme poétique », ce courant du cinéma français des années 1930-1940, où des personnages de milieux populaires évoluent dans une atmosphère empreinte de fatalisme.
Le spectacle est, ainsi, ponctué d’extraits de quelques classiques : Les Enfants du paradis (Marcel Carné, 1945), Le Quai des brumes (Marcel Carné, 1938), La Bête humaine (Jean Renoir, 1938). Un montage de baisers, projeté durant l’« Intermezzo », rend hommage aux Arletty, Michèle Morgan, Jean Gabin et autres vedettes de l’époque. Tout au long du IV, c’est la dernière scène de la Manon d’Henri-Georges Clouzot (1949), qui défile en toile de fond, avec Cécile Aubry mourant dans les bras de Michel Auclair, au milieu du désert – parfaite contrepartie filmique du bouleversant duo, qui clôt l’opéra.
Les somptueux décors d’Alessandro Camera restituent, au III, un hall de gare maritime, qu’Arnaud Bernard exploite avec une sensibilité frappante, pour souligner la violence psychologique de l’appel des prostituées, devant une foule gagnée par la compassion, jusqu’au climax d’une rare puissance émotionnelle.
Plus généralement, chaque geste des interprètes est conçu pour rendre palpable cette atmosphère de « passion désespérée » voulue par Puccini, dans une approche qui ne force jamais le livret – hormis à la fin du II, quand Arnaud Bernard, comme dans le volet précédent, fait de Manon la meurtrière de son ancien amant.
Sur le plan musical, le succès est tout aussi éclatant, grâce à la baguette inspirée de Renato Palumbo. Le chef italien exalte la fraîcheur de l’orchestration, aussi bien que l’architecture d’ensemble, assurant une fluidité narrative remarquable. Sa direction, énergique et souple, magnifie la qualité des forces du Teatro Regio, y compris les chœurs, admirables d’homogénéité et de mordant. Seul bémol : un volume généreux, qui a tendance à couvrir les chanteurs.
Ceux-ci, bien assortis, suscitent, néanmoins, quelques réserves, notamment le Des Grieux de Roberto Aronica. Ce n’est qu’après le I, où l’émission forcée, la ligne raide et la pauvreté de nuances laissent craindre le pire, que le ténor parvient à compenser l’usure du timbre par son endurance et son engagement dramatique.
La Manon d’Erika Grimaldi offre une prestation plus convaincante. Son soprano, large et pulpeux, s’épanouit dans la passion fiévreuse du grand duo d’amour du II, aussi bien que dans le souffle tragique de son air du IV, où plane un sentiment déchirant de terreur.
Si le Lescaut, à la fois stylé et espiègle, d’Alessandro Luongo apporte une touche de désinvolture, Carlo Lepore compense, en Geronte, l’empreinte du temps par une diction sculptée et une aisance insolente.
Ce volet puccinien s’impose, donc, comme le plus abouti d’une trilogie inédite. Un défi ambitieux, brillamment réussi par les équipes de la maison turinoise, désormais promise à un bel avenir.
PAOLO PIRO