Opéras Trois Manon à Turin (1)
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Trois Manon à Turin (1)

13/11/2024
Rocio Pérez (Manon Lescaut). © Teatro Regio Torino/Daniele Ratti

Teatro Regio, 24 octobre

Pour célébrer le centenaire de la disparition de Puccini, le Teatro Regio aurait pu se contenter d’une nouvelle production de sa Manon Lescaut, créée, ici même, en 1893. Mais Mathieu Jouvin a visé plus haut, pour sa deuxième saison à la tête de la maison.

Son projet est, à la fois, ambitieux et inédit : associer l’ouvrage de Puccini à ses deux prédécesseurs français, la célèbre Manon de Massenet (Paris, 1884), et la presque oubliée Manon Lescaut d’Auber (Paris, 1856). Le résultat – intitulé « Manon Manon Manon », dans l’ordre chronologique de création des œuvres – s’apparente à un véritable festival, avec un total de vingt et une représentations, montées avec des distributions et chefs différents, mais toutes réalisées sous une vision théâtrale unitaire.

Le dénominateur commun, choisi par Arnaud Bernard, s’articule autour d’un parallèle avec le cinéma : chacune des trois Manon est associée à une époque emblématique du « septième art », ayant adapté à l’écran leur source littéraire, le roman libertin de l’abbé Prévost (1731).

Pour la Manon Lescaut d’Auber, c’est à l’ère du muet qu’on remonte. Pendant l’introduction orchestrale de chaque tableau, sont projetées des séquences du film américain d’Alan Crosland, Le Roman de Manon (When a Man Loves, 1927), avec Dolores Costello. À l’ouverture du rideau, nous voici plongés au cœur du tournage, dans un studio inspiré de celui de Georges Méliès, à Montreuil.

La scène, avec sa structure en fer et ses grandes baies vitrées, est animée par une troupe d’acteurs et de figurants, en costumes années 1920, aux mille nuances de gris, tandis qu’une équipe de techniciens installe ou déplace des décors peints, et qu’une foule se presse pour apercevoir les vedettes, jouant devant les caméras.

Une « mise en abyme » qui résonne avec les libertés que prend le livret de Scribe, par rapport au roman, dont l’immoralité scabreuse est dissimulée sous un sentimentalisme léger – ce n’est qu’à la fin de l’opéra, que se produit le véritable dévoilement de l’héroïne, seul moment où Auber, renonçant à sa verve convenue, réchauffe enfin le cœur du public, jusque-là entraîné dans un pur divertissement. Et c’est, précisément, là qu’Arnaud Bernard rompt la « mise en abyme », pour nous placer directement face aux protagonistes.

Sans prétendre conférer une profondeur artificielle au drame, le metteur en scène français orchestre le plateau avec intelligence, composant des tableaux élégants et lisibles, en plus d’insuffler une énergie constante au jeu des acteurs – y compris dans les dialogues parlés, où il est si difficile de trouver le ton juste.

La distribution fait preuve d’aisance. Cependant, quelques déséquilibres se font sentir, côté masculin, avec Armando Noguera, certes crédible en Marquis d’Hérigny, mais desservi par un timbre rocailleux et un aigu laborieux, et Sébastien Guèze, Des Grieux vocalement instable, quoique vaillant et chaleureux.

Si Lescaut est incarné, avec naturel, par Francesco Salvadori, à la diction franche et à la projection insolente, Lamia Beuque offre une charmante Marguerite, la très sage amie de Manon, personnage inventé de toutes pièces par Scribe.

Mais c’est la protagoniste qui parvient à brûler les planches, sous les traits de Rocio Pérez. Elle fait sensation dans ce rôle d’une longueur écrasante, qu’elle aborde avec une fraîcheur et, par moments, une nonchalance forçant l’admiration. Davantage fruité qu’argentin, son soprano se joue des montées dans l’aigu et des coloratures vertigineuses, soignant aussi, avec une intense expressivité, sa grande scène pathétique, au dernier tableau.

À quoi s’ajoutent les mérites du chœur, exemplaire d’homogénéité, et de l’orchestre, élégant et discipliné, sous la baguette, plus scrupuleuse qu’inventive, du chef français Guillaume Tourniaire.

En somme, un spectacle qui, sans générer de frissons, réussit le dépoussiérage de ce titre rare, et s’impose comme une agréable introduction au reste de la trilogie.

PAOLO PIRO

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